« Voilà, inspecteur », dit-il, et il se leva. « Prenez-en de la graine, et que cela vous serve de leçon pour le restant de vos jours. J’espère que vous retiendrez tout ce que je vous ai dit, monsieur. Bonne nuit.
— Une petite seconde, dis-je. J’aurais deux questions anodines à vous poser. » Je vis sa bouche s’ouvrir sous le coup de l’indignation, mais j’étais sur mes gardes et ne lui laissai pas le temps de parler. « Dites-moi, monsieur Moses, à quel moment avez-vous quitté la salle à manger, approximativement ?
— Approximativement ? grouina-t-il. C’est de cette manière que vous comptez éclaircir une affaire criminelle ? Approximativement ! Je peux vous donner des renseignements de la plus grande exactitude. Un Moses n’accomplit rien d’approximatif, sans quoi il ne mériterait pas qu’on l’appelle Moses… Et peut-être me permettrez-vous tout de même de m’asseoir ? » lança-t-il, le ton dégoulinant de fiel.
— Bien sûr, excusez-moi. Je vous en prie.
— Vous êtes bien aimable, inspecteur », prononça-t-il en prenant place, tandis que fiel et venin s’épaississaient entre nous. « Eh bien, donc, en compagnie de Mme Moses, dans les appartements de laquelle vous avez cette nuit, d’une façon proprement scandaleuse, fait une violente irruption, et cela sans y avoir été autorisé par quiconque, et j’ajoute, une irruption à laquelle plusieurs personnes ont pris, part, et j’ajoute encore, sans avoir frappé ne fût-ce qu’une seule fois, et je ne mentionne pas ici l’absence totale de mandat ou de document officiel similaire — car naturellement je ne suis pas en droit d’attendre de la police de notre époque l’observation de subtilités légales telles que le respect scrupuleux du droit de chaque honorable citoyen à se trouver chez lui comme à l’intérieur d’une forteresse personnelle, et particulièrement, oui, monsieur, si nous parlons ici d’une femme, d’une épouse, monsieur, de l’épouse de Moses, d’Albert Moses, inspecteur !
— Oui, ce fut un acte irréfléchi, dis-je. Je vous présente, ainsi qu’à Mme Moses, mes plus sincères excuses.
— Je ne pourrais accepter vos excuses, inspecteur, tant que je n’aurai pas eu d’explications suffisamment convaincantes et rassurantes à propos de l’individu qui a été logé dans la chambre trois, chambre qui m’appartient, et tant que je ne saurai pas pour quelles raisons on lui a permis de prendre ses quartiers dans un local contigu à la chambre de mon épouse, et pourquoi un chien a été placé en sentinelle devant sa porte.
— Nous-mêmes n’avons pas d’explication pleinement convaincante et rassurante sur cette personne », dis-je, en me réfugiant à nouveau derrière mes paupières. « Il a subi un accident de voiture, il est estropié, il lui manque un bras, et à présent il est en train de dormir. Dès que la lumière sera faite sur son identité, nous vous communiquerons aussitôt nos informations, monsieur Moses. » J’ouvris les yeux. « Et maintenant, revenons au moment où vous et Mme Moses avez quitté la salle à manger. Quand était-ce exactement ? »
Il souleva sa chope et l’approcha de ses lèvres. Ses yeux brillaient d’une lueur effrayante et il les vrilla sur moi.
« Vos explications m’ont satisfait, déclara-t-il. J’exprime l’espoir que vous tiendrez votre promesse et me transmettrez sans retard vos renseignements. » Il avala une gorgée. « Donc, Mme Moses et moi nous sommes levés de table et avons quitté la salle approximativement…» Il plissa les paupières et répéta l’adverbe en y prenant un plaisir sarcastique : « Approximativement, inspecteur, à vingt et une heures trente-trois minutes et quelques secondes, heure locale. Cela vous convient-il ? Parfait. Je vous prie de passer à votre seconde question, dont j’espère bien qu’elle sera la dernière.
— Nous n’en avons pas tout à fait terminé avec la première, objectai-je. Donc, vous avez quitté la salle à manger à vingt et une heures trente-trois. Et ensuite ?
— Quoi, ensuite ? se fâcha aussitôt Moses. Qu’entendez-vous par là, jeune homme ? Vous n’attendez tout de même pas que je vous informe de mes faits et gestes accomplis une fois refermée derrière moi la porte de ma chambre ?
— Ce serait apporter à l’enquête une contribution très appréciable, monsieur », dis-je, d’un ton presque solennel.
« L’enquête ? Vous croyez peut-être que j’ai envie d’apporter une contribution appréciable à votre enquête ? De toute façon, je n’ai rien à cacher. Une fois retourné dans ma chambre, je me suis déshabillé et me suis mis au lit. Et j’ai dormi jusqu’à ce que se déchaîne cet odieux tohu-bohu, tout ce remue-ménage dans la chambre n° 3, qui fait partie de mes appartements, je vous le rappelle. Seules ma considérable réserve naturelle et la conscience d’être un Moses m’ont empêché de ne pas intervenir immédiatement pour disperser toute cette gueusaille, avec la police à sa tête. Mais retenez bien ceci : ma réserve a des limites, et je ne permettrai à aucun de ces bons à rien de…
— … Et vous aurez parfaitement raison », le coupai-je en hâte. « Encore une question, monsieur Moses, une ultime question.
— Ultime ! » répéta-t-il, en menaçant de l’index.
« Auriez-vous, par hasard, remarqué à quel moment approximatif Mme Moses s’est absentée de la salle à manger ? »
Il y eut une pause sinistre. Moses s’était coloré en bleu foncé et il me toisait avec des yeux troubles, soudain exorbités.
« Faut-il comprendre que vous osez retenir comme hypothèse que l’épouse de Moses est impliquée dans le meurtre ? » prononça-t-il d’une voix étranglée. Je fis de la tête un geste de dénégation éplorée, mais sans succès. « Dois-je comprendre aussi que vous osez imaginer que dans une telle situation un Moses accepterait de vous fournir quelque témoignage que ce fût ? Vous croyez sans doute avoir affaire à quelqu’un d’autre que Moses, monsieur ? Vous vous êtes peut-être permis de penser que vous vous adressiez à je ne sais quel mendiant manchot, vous avez peut-être eu l’audace de me confondre avec cette canaille d’infirme qui m’a dépouillé de ma précieuse montre en or ? Ou peut-être…»
Je refermai les yeux. Pendant les cinq minutes qui suivirent, j’entendis une succession de suppositions fantastiques concernant mes propres intentions, mes propres louches objectifs, tous dirigés contre l’honneur, la dignité, les biens, et même l’intégrité physique de Moses, monsieur, oui, de Moses et non d’un quelconque prétendu saint-bernard dont la seule fonction dans l’hôtel était manifestement de favoriser la multiplication des puces, de Moses, monsieur, oui, d’Albert Moses, êtes-vous capable de comprendre cela ?… À la fin de cette diatribe tumultueuse, j’avais déjà renoncé à obtenir la moindre réponse sensée. Mais j’étais surtout désolé à l’idée que toute entrevue avec Mme Moses allait m’être désormais refusée. Pourtant, les choses évoluèrent autrement. Moses s’arrêta net dans son discours, attendit que j’aie rouvert les yeux, et lâcha avec un mépris indicible :
« Et d’ailleurs, tout cela est ridicule. Attribuer à une personne aussi insignifiante des desseins à ce point subtils… voilà qui est ridicule et indigne d’un Moses. Aucune erreur possible, nous nous trouvons ici en face de l’élémentaire manque de tact policier et bureaucratique que conditionne un très bas niveau de développement culturel et intellectuel. J’accepte vos excuses, monsieur, et j’ai bien l’honneur de vous saluer. Mais ce n’est pas tout. Ayant pesé le pour et le contre… je vois bien que vous n’aurez pas suffisamment de noblesse d’âme pour laisser mon épouse en paix et la tenir à l’écart de vos questions imbéciles. Je vais donc vous autoriser à lui poser ces questions — pas plus de deux, monsieur ! — en ma présence. Maintenant. Veuillez me suivre. »