CHAPITRE DEUX
Les traces sur la neige parlaient d’elles-mêmes. Quelqu’un m’avait précédé et avait déjà essayé de faire du ski à cet endroit. Le quelqu’un en question s’était éloigné d’une cinquantaine de mètres, ce qui devait avoir représenté une cinquantaine de chutes ; puis il était revenu à son point de départ. Le voyage de retour était lui aussi reconstituable : il s’était effectué avec de la neige jusqu’aux genoux, cette fois-ci skis et bâtons traînant par terre, transportés à la manière d’un fagot indocile, tombant et retombant. On avait l’impression que des malédictions glacées tournoyaient encore au-dessus de toutes ces fondrières et ces cicatrices bleutées de la neige. Mais si l’on regardait ailleurs, la couche blanche qui recouvrait la plaine était pure, vierge, pareille à un drap amidonné servant pour la première fois.
Je sautai sur place, afin de vérifier mes fixations, puis je poussai mon cri de guerre et m’élançai à la rencontre du soleil. J’accélérais le rythme à chaque pas, les yeux plissés, à cause du ciel éblouissant et du plaisir. À chaque expiration, je crachais hors de moi l’ennui dont regorgeait mon travail, les bureaux enfumés, les papiers à l’odeur écœurante, les larmoiements des prévenus, les postillons des chefs ; j’expulsais hors de moi les discussions politiques assommantes, les blagues éculées, toutes ces vétilles pour lesquelles ma femme se mettait en souci, les attaques dont j’étais l’objet de la part de la génération montante… et les rues trempées de boue, et les couloirs empestant la cire à cacheter, et les gueules vides des coffres-forts, aussi lugubres que des tanks touchés par un tir d’obus, et la tapisserie de la salle à manger, décolorée mais encore un peu bleue, et la tapisserie de la chambre à coucher, décolorée mais encore un peu rose, et la tapisserie de la chambre des enfants, vaguement jaune, constellée de taches d’encre… à chaque expiration je me libérais de moi-même ; je vomissais loin de moi ce petit fonctionnaire à boutons dorés, ce petit homme à la morale irréprochable, si scrupuleux dans l’observation des lois qu’il en arrivait à grincer… l’époux attentif, le père exemplaire, celui qui offrait à ses camarades la meilleure des hospitalités, à ses parents le meilleur des accueils… Quelle jouissance que de sentir tout cela disparaître ! Et disparaître sans retour, pourquoi pas ? À partir de maintenant tout allait être léger, souple, cristallin, pur ! Tout allait adopter un rythme effréné, dans la jeunesse et dans la joie !… Ah ! vraiment, quelle idée formidable que d’être venu ici Bravo, Zgoot ! Une suggestion magnifique de ta part ! Merci à toi, Zgoot, même si j’avais à te reprocher par ailleurs tes sales habitudes, cette manie de démolir le portrait à tes perceurs de coffres… Et finalement, je tenais encore bien le coup, non ? J’étais encore habile, fort, il n’y avait qu’à regarder : une trace qui était une ligne droite idéale ! j’aurais pu la continuer sans dévier sur cent mille kilomètres ! Et cela ? Un brusque virage à droite, un autre à gauche, et une tonne de neige jaillissant de dessous mes skis ?… Il y avait tout de même trois ans que je n’avais pas chaussé les planches, non ? Depuis l’époque, pour être exact, où nous avions acheté cette maudite maison neuve… Quelle mouche nous avait piqués ? Le désir de s’assurer un abri pour nos vieux jours ? Passer sa vie à travailler en prévision de ses vieux jours !… Ah ! que le diable s’empare de toutes ces foutaises ! Je ne voulais plus y penser en ce moment… Que le diable emporte vieillesse, maison ! Et te saisisse, toi aussi, par la même occasion, toi, Peter, Peter Glebski, fonctionnaire amoureux des lois ! Que Dieu te prenne en sa sainte garde…
Là-dessus, la vague du premier enthousiasme se retira, et il fallut se rendre à l’évidence : je me trouvais au bord du chemin, tout mouillé, le souffle court, enfariné des pieds à la tête sous une couche de poudreuse. Rien ne retombe aussi incroyablement vite que les vagues d’enthousiasme. Pour les démangeaisons, les soucis, si l’on a l’intention de se ronger les sangs ou de se fabriquer des ulcères, pas de problèmes, on dispose d’heures et de jours entiers ; quant à l’enthousiasme, il survient et s’évanouit sans laisser le temps de dire ouf. Je m’aperçus soudain que le vent m’avait transformé les oreilles en cailloux… J’enlevai un gant, introduisis mon auriculaire à l’intérieur du pavillon le plus proche et opérai quelques rotations de fortune. J’entendis alors un tonnerre épouvantable, comme si un biplan était en train d’atterrir dans le voisinage. Je nettoyai en hâte mes lunettes, mais trop tard : déjà l’engin était sur moi et me frôlait. Pas un biplan, non, bien sûr, mais un engin formidable, une de ces nouvelles motos conçues pour traverser les murs et responsables d’une hécatombe que n’arrivent pas à égaler brigands, violeurs et assassins réunis. Je fus aussitôt submergé sous les paquets de neige et des plaques blanches encrassèrent à nouveau les verres de mes lunettes. Je pus néanmoins apercevoir une silhouette maigre, penchée sur le guidon, des cheveux noirs flottant au vent, et un bout d’écharpe rouge, rigide comme une planche, qui filait derrière l’ensemble. Conduite sans casque, pensai-je, par réflexe, cinquante couronnes d’amende, un mois de suspension de permis… Pourtant il était hors de question de relever un quelconque numéro : le nuage de neige montait jusqu’au ciel et j’avais été aveuglé au point d’être incapable de distinguer l’hôtel et même une bonne moitié de la plaine. Oh ! et puis, quelle importance ! Je poussai sur mes bâtons et m’élançai le long de la route, sur les traces de la moto, c’est-à-dire en direction de l’auberge.
Une fois arrivé à bon port, je vis la machine qui refroidissait devant le seuil. Près des roues, sur la neige, gisait une paire de gigantesques gants de cuir, aux poignets en entonnoir. Je plantai mes skis verticalement, me nettoyai et me remis à examiner la moto. Il n’y avait pas à discuter : il s’agissait là d’un engin sinistre à l’extrême. J’eus l’intuition que l’année prochaine l’auberge s’appellerait Auberge du motocycliste mort. J’entendais déjà le patron en train d’accueillir un client, je l’imaginais saisissant le nouveau venu par le coude, pointant le doigt sur une brèche monstrueuse du mur : « Ici. C’est ici qu’il a pénétré, à une vitesse de cent vingt milles à l’heure, pour traverser le bâtiment de part en part. La terre a tremblé quand il a fait irruption dans la cuisine, entraînant dans son sillage quatre cent trente-deux briques…» De quoi faire un excellent petit film publicitaire, songeai-je en franchissant les marches du perron. Après cette entrée en matière du patron, rendez-vous dans la chambre ; derrière la table se tient un squelette tenant entre les dents une pipe allumée. Avec une bonne bouteille de liqueur d’amanites bien en évidence devant lui : marque déposée ! Trois couronnes le litre !
Il y avait un homme planté au centre du hall. Il était démesuré jusqu’à l’impensable et habillé d’un frac noir dont les pans lui descendaient aux chevilles. Les mains croisées dans le dos, il se répandait en sévères reproches au-dessus d’une créature tout en souplesse et en maigreur, et qui était élégamment vautrée dans les profondeurs d’un fauteuil. Il paraissait impossible de déterminer à quel sexe appartenait la créature en question ; elle possédait un petit visage blême à moitié caché sous d’énormes lunettes noires ; je distinguai aussi une masse de cheveux sombres, dépeignés, et une épaisse écharpe rouge.
Je refermai derrière moi la porte du hall. L’homme longiligne se tut et se tourna vers moi. Il portait un nœud papillon. Les traits de son visage étaient particulièrement nobles et leur ornement principal consistait en un nez aristocratique. Un seul homme pouvait être doté d’un tel nez et cet homme était forcément la célébrité que j’avais en tête. Pendant une seconde il me toisa d’un regard empreint de perplexité, puis fronça les lèvres en cul de poule et s’avança à ma rencontre, la main tendue ; une main blanche et étroite.