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Je lui emboîtai le pas, non sans exulter intérieurement. Il frappa à la porte de Mme Moses et, lorsque celle-ci lui eut répondu, il roucoula, dans ce genre de roucoulements que réussissent si bien les gonds d’un portail mal huilé : « Pouvez-vous recevoir, chère amie ? Je ne suis pas seul. »

La chère amie pouvait recevoir. La chère amie était allongée dans la noble pose que je lui connaissais déjà, sous la torchère, mais elle avait échangé ses vêtements de nuit contre une tenue de plein jour. Elle nous accueillit en souriant de son radieux sourire charmeur. Le vieux barbon trottina en sa direction et se pencha pour lui baiser la main — tandis que me revenait l’affirmation de Snevar selon laquelle il la battait à coups de fouet. 

« C’est l’inspecteur, chère amie », grinça Moses en se laissant tomber dans le fauteuil. « Vous vous souvenez de l’inspecteur ?

— Comment aurais-je pu oublier notre cher M. Glebski ! » s’exclama en réponse cette reine de beauté. « Faites-moi la grâce de vous asseoir, inspecteur. Quelle nuit merveilleuse, ne trouvez-vous pas ? Toute cette poésie ! »

Je pris une chaise. Moses prit la parole : « L’inspecteur, ma chère amie, nous fait l’honneur de nous suspecter dans l’assassinat de cet Olaf. Vous vous souvenez d’Olaf ? Eh bien, il a été assassiné.

— Oui, j’ai déjà entendu parler de cette histoire, dit Mme Moses. Quelle horreur ! Cher Glebski, est-ce que vraiment vous nous soupçonnez d’avoir trempé dans un méfait aussi cauchemardesque ? »

Tout ce théâtre commençait à me taper sur les nerfs. Suffit, pensai-je. Au diable les conversations de salon !

« Madame, dis-je sèchement. L’enquête a établi qu’hier, aux environs de huit heures et demie du soir, vous avez quitté la salle à manger. Vous le confirmez, bien entendu ? »

Le vieux Moses se mit à s’agiter dans son fauteuil, remué par une décharge de fureur, mais Mme Moses le devança.

« Eh bien, oui, je le confirme, cela va de soi. Quel intérêt aurais-je à prétendre le contraire ? J’ai éprouvé le besoin de m’éloigner, et je me suis éloignée.

— À ce que j’ai pu comprendre, continuai-je, vous êtes descendue ici, dans votre chambre, puis vous êtes remontée dans la salle à manger à neuf heures et des poussières. Je ne me trompe pas ?

— Non, c’est bien cela. Je vous avouerai que je ne suis pas très certaine de l’heure exacte, je n’ai pas regardé ma montre… Mais c’est ainsi que les choses se sont déroulées, très probablement.

— J’aimerais, madame, que vous cherchiez dans votre mémoire si vous avez vu quelqu’un lorsque vous êtes allée de la grande salle à votre chambre, puis en sens inverse, quand vous êtes remontée au premier étage.

— Oui… il me semble que oui », dit Mme Moses.

Elle avait froncé son charmant petit front, et je sentis mon corps se contracter. Je m’attendais à tout et à n’importe quoi.

« Mais oui, évidemment ! s’exclama-t-elle. À mon retour, j’ai aperçu un couple dans le couloir…

— Où cela ? la pressai-je.

— Heu… juste à gauche après le palier. Il s’agissait de notre pauvre Olaf, en compagnie de cette amusante petite personne… jeune homme ou jeune fille, je ne sais trop… Quel est votre avis, Moses ? Est-ce un garçon ou…

— Minute, minute, dis-je. Vous êtes sûre qu’ils se trouvaient à gauche, à votre gauche quand vous remontiez les escaliers ?

— Tout à fait sûre. Ils étaient plantés là et ils se tenaient par les mains en bavardant très tendrement. Bien entendu, j’ai fait semblant de ne pas les avoir remarqués…»

La voilà, la petite hésitation de Brunn, pensai-je. L’amusante petite personne s’est rappelé qu’on avait pu l’apercevoir en compagnie d’Olaf devant la chambre de celui-ci, et comme elle n’a pas eu le temps de concevoir une histoire plausible, elle s’est mise à mentir, en espérant que les conséquences en seraient nulles.

« Je suis une femme, inspecteur, continua Mme Moses, et je ne me mêle jamais des affaires d’autrui. Si les circonstances avaient été différentes, je serais restée muette comme une tombe, mais à présent il me semble que je dois, que je suis obligée d’être totalement sincère… N’est-il pas vrai, Moses ? »

Depuis son fauteuil, Moses émit un bougonnement indistinct.

« Et ceci encore, continua Mme Moses. Mais probablement ce ne doit pas avoir une grande importance… Lorsque j’ai descendu l’escalier, j’ai vu venir à ma rencontre ce petit homme, ce malheureux…

— Heenkus », sifflai-je. Quelque chose s’était soudain coincé en travers de ma gorge. Je toussotai.

« C’est cela, oui, Finkus… c’est son nom, paraît-il. Vous savez, inspecteur, il est atteint de tuberculose. Il n’en a pourtant pas l’air, n’est-ce pas ?

— Excusez-moi, dis-je. Quand vous l’avez rencontré, il venait du hall ?

— Même un policier devrait pouvoir le comprendre sans hésiter », beugla Moses, qui s’énervait. « Mon épouse vient de vous expliquer de manière fort claire qu’elle a rencontré ce Ficus au moment où elle descendait l’escalier. Il est élémentaire d’en déduire que l’autre venait en sens inverse.

— Ne vous fâchez pas, Moses », prononça tendrement Mme Moses. « L’inspecteur s’intéresse aux détails, voilà tout. Il doit estimer qu’ils ont de l’importance… Eh bien oui, inspecteur, il montait à ma rencontre, et apparemment depuis le hall. Il marchait sans se presser et il donnait l’impression d’être absorbé par de profondes réflexions, au point qu’il ne m’a pas accordé un regard. Nous nous sommes frôlés sans nous saluer et chacun de nous a continué de son côté. 

— Comment était-il habillé ?

— Une tenue abominable ! Une sorte de pelisse tout droit sortie d’un cauchemar… quel nom donne-t-on à ce genre de vêtement, déjà ?… ah ! une touloupe ! Et de plus il répandait, pardonnez-moi ce détail, il répandait une odeur… de laine mouillée, de poils de chien… J’ignore quel est votre avis sur le sujet, inspecteur, mais voilà ce que je pense : un homme qui n’a pas les moyens de s’habiller de manière décente doit rester chez lui et chercher une solution à ses problèmes financiers, mais il ne doit pas voyager dans des endroits fréquentés par des gens comme il faut. »

Moses se mit à rugir, les lèvres à la hauteur de sa chope : « Il n’est pas le seul des clients de l’hôtel à qui je conseillerais de rester chez lui et de ne pas voyager dans des endroits fréquentés par des gens comme il faut. Eh bien, inspecteur, vous en avez enfin terminé ?

— Non, pas tout à fait », articulai-je avec lenteur. « Encore une question… Quand vous êtes revenue dans votre chambre après la fin du bal, vous vous êtes probablement couchée, madame, et profondément endormie ?

— Profondément endormie… Comment vous dire… il conviendrait plutôt de parler d’assoupissement… Je me sentais excitée, j’avais sans doute dû boire un peu plus que de raison…

— Mais quelque chose a dû vous tirer du sommeil ? dis-je. Car lorsque j’ai si malencontreusement fait irruption dans votre chambre — ce pour quoi je vous renouvelle ici mes plus énergiques excuses — vous n’étiez pas en train de dormir…