— Ah, voilà ce que… Je n’étais pas en train de dormir… Non, effectivement, je ne dormais plus, mais je ne saurais vous affirmer, inspecteur, si oui ou non j’ai été réveillée par quelque chose de bien précis. Si vous voulez, j’ai eu l’impression que je ne parviendrais pas à m’endormir pour de bon, aussi ai-je décidé de lire un peu. Vous voyez, d’ailleurs, j’ai encore mon livre à la main… Bref, si vous désiriez que je vous dise si j’ai ou non entendu cette nuit du bruit suspect, je puis vous répondre sans hésiter : non, je n’ai entendu aucun bruit.
— Aucun bruit ? » m’étonnai-je.
Elle jeta alors sur Moses un regard où se devinait un désarroi piqueté d’inquiétude. Je restais les yeux rivés aux siens.
« Aucun, je crois », dit-elle, sans conviction. « Et vous, Moses ?
— Absolument aucun », dit Moses sur un ton sans réplique. « Si l’on excepte le remue-ménage ignoble de ces messieurs quand ils se sont mis à entourer de leurs prévenances ce misérable gueux…
— Et pas un seul de vous deux n’a entendu le tonnerre de l’avalanche ? Ou n’a ressenti l’ébranlement ?
— Quelle avalanche ? s’étonna Mme Moses.
— Ne vous inquiétez pas, chère amie, dit Moses. Rien de terrible. Une avalanche s’est produite à quelque distance d’ici, dans les montagnes. Je vous conterai cela plus tard… Eh bien, inspecteur, cette fois-ci, cela doit suffire ?
— Oui, dis-je. Maintenant, oui. » Je me levai. « Encore une question. La dernière. »
M. Moses gronda comme s’il s’était subitement transformé en un quelconque prétendu saint-bernard, mais Mme Moses fît un geste de tête indiquant qu’elle considérait la suite de l’entretien avec bienveillance.
« Je vous en prie, inspecteur.
— Cet après-midi, assez peu de temps avant le repas, vous êtes montée sur le toit, madame Moses…»
Elle partit d’un grand éclat de rire et m’interrompit : « Non, je ne suis pas montée sur le toit. Je montais du hall au premier étage ; et par distraction, parce que je pensais à autre chose, je me suis engagée sur cet horrible petit escalier du grenier. Ce que j’ai pu me sentir stupide lorsque j’ai soudain vu en face de moi une porte, des planches !… Je n’ai même pas réalisé tout de suite dans quel endroit je m’étais fourrée…»
J’avais encore bien envie de la questionner sur les motifs qui l’avaient poussée à se rendre au premier étage. Je ne parvenais pas à voir clairement ce qu’elle avait pu chercher au premier étage, encore que l’on pût se permettre de supposer que ce déplacement vers les hauteurs avait un lien avec Simonet et avec une intrigue amoureuse où j’avais mis les pieds sans le savoir. Mais à cet instant je jetai un coup d’œil sur le vieux Moses, et toutes ces spéculations se dissipèrent aussitôt. Je venais en effet de repérer l’objet que Moses tenait sur les genoux : un fouet, un sombre et noir fouet de piqueur, constitué d’un manche massif et de nombreuses mèches torsadées, au milieu desquelles scintillaient des morceaux de métal. Terrorisé, je détournai les yeux.
« Je vous remercie, madame », bredouillai-je. « Votre témoignage aura apporté à l’enquête une aide très appréciable, madame. »
Moulu, épuisé, toutes les fibres du corps baignant dans la lassitude, je me traînai jusqu’au hall d’entrée et m’assis à côté du patron, dans l’intention de récupérer un peu. J’avais toujours devant moi la vision lugubre du stick de piqueur tenu par Moses. Je secouai la tête pour m’en débarrasser ; mais c’était une de ces images qu’on ne chasse pas facilement. Non, je n’avais pas à m’en mêler. C’était un problème privé, une histoire conjugale où personne ne me demandait d’intervenir… J’avais l’impression que des grains de sable roulaient sous mes paupières. J’aurais certainement dû faire un somme — ne fût-ce que pendant une heure ou deux. J’avais encore pour perspective l’interrogatoire complet de l’inconnu, un contre-interrogatoire du jeune être, un second interrogatoire de Kaïssa, et cela nécessitait une énergie que je ne pouvais trouver que dans un peu de sommeil. Pourtant je me rendais compte que je ne pouvais toujours pas me permettre de fermer l’œil. Des doubles de Heenkus erraient dans cet hôtel. L’indéfinissable neveu ou nièce de du Barnstokr mentait. Et même chez Mme Moses, tout n’était pas clair. Si elle avait dormi à poings fermés, on ne comprenait pas pourquoi elle s’était réveillée, ni pourquoi elle se sentait obligée de mentir en prétendant avoir été victime d’une insomnie. Et si elle n’avait pas dormi, comment avait-elle pu n’entendre ni l’avalanche, ni le remue-ménage dans la chambre contiguë à la sienne ? Et je ne parlais pas de l’extraordinaire aventure survenue à Simonet, aventure qui restait absolument inexplicable… Non, il y avait beaucoup trop de folie dans cette histoire. À cela s’ajoutait que ma méthode ne devait pas être correcte. Comment Zgoot aurait-il procédé s’il s’était trouvé à ma place ? Il aurait aussitôt mis à part les gaillards ayant la force physique nécessaire pour tordre le cou à un Viking de deux mètres de haut, et il n’aurait travaillé que sur eux. Tandis que moi, je perdais mon temps avec cette jeune créature malingre, ou avec ce schizophrène chétif de Heenkus, ou encore avec Moses, qui n’était qu’un vieil alcoolique… Quelle importance, d’ailleurs ? J’allais bien finir par démasquer l’assassin. Mais ensuite ? Je me heurtais au problème typique du meurtre commis à l’intérieur d’une pièce fermée à clé. Jamais, au grand jamais, je ne parviendrais à prouver comment l’assassin s’y était introduit, puis en était ressorti… Ah, quelle poisse ! Et si je buvais un café ?
Je tournai les yeux vers le patron. Snevar s’appliquait à presser les touches de son arithmomètre et inscrivait des chiffres dans son livre de comptes.
« Dites-moi, Alek, l’interrompis-je. Serait-il possible pour un double de Heenkus de se cacher dans votre hôtel et de rester à l’abri des regards indiscrets ? »
Snevar leva la tête, et me considéra avec un air de spécialiste. « Seulement pour un double de Heenkus ? fit-il. Personne d’autre ?
— Non. Je parle bien d’un double de Heenkus. Dans votre établissement vit un sosie de Heenkus, Alek. Il ne paie rien pour son séjour, il vole probablement de la nourriture et des boissons. Cela mérite réflexion, Alek ! »
Snevar réfléchit au problème, puis dit : « Je ne sais pas. Je n’ai rien remarqué de tel. En revanche quelque chose me frappe, Peter. Vous êtes en train de faire fausse route. Vous vous êtes engagé sur une piste purement naturelle, et c’est la raison pour laquelle vous vous fourvoyez à ce point. Vous vérifiez des alibis, vous tentez de rassembler des preuves matérielles, vous cherchez des mobiles. Alors que dans cette affaire les notions ordinaires de la technique policière perdent leur signification. Comme la notion de temps quand on dépasse la vitesse de la lumière…
— C’est vraiment ainsi que vous voyez les choses ? demandai » je avec amertume.
— Quelles choses ?
— Eh bien, toute cette philosophie que vous venez d’exposer, sur la recherche d’alibis quand on dépasse la vitesse de la lumière. J’ai la cervelle comme de la purée de courge et je ne comprends rien à ce que vous me débitez. Je préférerais que vous m’apportiez du café. »
Le patron se leva.
« Ah ! Peter, vous n’avez pas encore atteint la maturité ! dit-il. Et j’attends ce moment. Le moment où enfin vous serez mûr.
— Je me demande ce que cela vous apportera. D’ailleurs, j’ai l’impression d’être déjà plus que mûr. Je vais bientôt me détacher de ma branche et m’écraser.
— Non, vous ne vous écraserez pas ! » tint à me rassurer Snevar. « Mais vous êtes encore très vert… Écoutez. Quand vous serez vraiment mûr, quand je verrai que vous êtes bien à point, je vous raconterai une petite histoire.