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— Faites-le tout de suite, proposai-je, sans grande énergie.

— Non, cela n’aurait aucun sens. Vous feriez un geste et vous l’oublieriez aussitôt. Ce que je veux, c’est attendre le moment où mes paroles sonneront pour vous comme la clé unique permettant de résoudre tous les mystères de cette affaire.

— Seigneur, grognai-je. Je m’imagine d’ici ce que pourront être ces glorieuses paroles ! »

Le patron eut un sourire condescendant et se dirigea vers la cuisine. Une fois sur le seuil, il s’arrêta pour lancer : « Et si je vous disais très exactement ce que notre célèbre savant a eu comme vision ?

— Eh bien, tentez votre chance, l’encourageai-je.

— Notre célèbre savant en sciences physiques s’est glissé dans le lit de Mme Moses et au lieu d’y trouver une femme en chair et en os, bien vivante, il y a découvert un mannequin inanimé. Une poupée, Peter, une poupée aussi froide qu’une statue de glace. »

CHAPITRE ONZE

Il était debout sur le seuil, un sourire satisfait sur les lèvres, et il me toisait.

« Allez, revenez vous asseoir, dis-je. Racontez-moi tout.

— Et votre café ?

— Tant pis pour le café ! Je vois bien que vous avez quelque chose à me dire. Cessez de me casser la tête et déballez tout de A à Z. » 

Il revint à la table, mais resta debout.

« Je ne sais rien de A à Z, regretta-t-il. Je peux seulement émettre quelques suppositions. 

— Comment avez-vous pu apprendre ce qui est arrivé à Simonet ?

— Oh ! oh ! J’ai deviné juste, alors ?… Il s’assit et s’installa confortablement, les membres écartés et détendus. « Et d’ailleurs, Peter, il suffisait de lire sur votre visage abasourdi pour s’en rendre compte. Allez, convenez que ma déclaration a produit son petit effet, hein ?…

— Écoutez, Alek, dis-je. Je dois reconnaître que vous m’êtes sympathique.

— Vous aussi, vous m’êtes sympathique, dit-il.

— Ne m’interrompez pas. Vous m’êtes sympathique. Ce qui ne veut rien dire, en fait. Je ne vous soupçonne pas, Alek. Malheureusement, je ne dispose d’aucun élément qui me permettrait de vous soupçonner. Mais dans ce domaine, vous n’êtes en rien différent des autres… Car je n’ai aucun suspect. Et pourtant il le faudrait ! Il est grand temps que je me découvre un suspect…

— Ne commettez pas cette ânerie ! dit le patron, en levant un index épais.

— Je vous ai déjà prié de fermer le bec. Alors, voilà. Si vous vous mettez à me raconter des salades, je vais me mettre à vous suspecter. Ce serait désagréable, Alek. J’ai très peu d’expérience de ce genre d’affaires, et les désagréments qui vous tomberaient dessus auraient toutes les chances d’atteindre des proportions spectaculaires. Vous ne pouvez pas imaginer tous les désagréments qu’un policier inexpérimenté peut infliger à un brave citoyen.

— Ah ! si vous le prenez comme cela, je m’exécute, dit-il. Donc, vous voulez savoir comment j’ai pu apprendre ce que M. Simonet a vu dans la chambre de Mme Moses ?…

— Oui, dis-je. Comment ? »

Il était vautré sur le fauteuil, gros, large, trapu, jovial, content de lui, d’une manière qui m’apparut insupportable.

« Eh bien, voilà. Commençons par l’aspect théorique. Dans certaines peuplades mal étudiées d’Afrique centrale, magiciens et sorciers maîtrisent depuis des temps immémoriaux l’art de rendre une apparence de vie aux membres défunts de leurs tribus…»

Je poussai un gémissement, et le directeur de l’hôtel haussa le ton.

« Ce phénomène tout ce qu’il y a de plus réel — un homme mort qui a l’aspect d’un homme vivant, et qui accomplit des actes ayant à première vue toutes les caractéristiques d’actes indépendants et raisonnables — ce phénomène de la nature porte le nom de zombi. À strictement parler, un zombi n’est pas un cadavre…

— Écoutez, Alek, dis-je, épuisé. Tout cela ne m’intéresse pas. J’ai bien compris que vous êtes en train de répéter votre discours aux journalistes. Mais cela ne m’intéresse pas. Vous m’aviez promis de me raconter je ne sais quoi à propos de Mme Moses et de Simonet. Eh bien, allez-y ! »

Pendant plusieurs secondes, il posa sur moi un regard empreint de tristesse.

« Ah ! » prononça-t-il enfin, comme s’il ne pouvait se consoler d’avoir accepté de parler. « C’est bien ce que je craignais. Vous n’avez pas encore atteint la maturité… Soit. Tant pis. » Il soupira. « Je vais vous donner seulement les faits, sans théorie. Il y a six jours, lorsque mon humble auberge se trouva ensoleillée par l’arrivée de M. et Mme Moses, j’ai été confronté à un événement que je vais vous narrer à l’instant. Je venais de procéder à l’indispensable enregistrement des passeports que m’avaient remis les deux personnes mentionnées à l’instant, et je me suis dirigé vers les appartements de M. Moses, dans le but de lui rendre ses documents. J’ai frappé. Sous l’effet d’une légère distraction, j’ai négligé d’attendre que l’on m’en donne l’autorisation et j’ai poussé la porte de la chambre. Un manquement aux normes les plus élémentaires de la bienséance, pour lequel je reçus aussitôt mon châtiment. J’ai tout d’abord aperçu dans le fauteuil, au milieu de la pièce, quelque chose que l’on pouvait, en un sens, identifier à Mme Moses. Mais qui n’était pas Mme Moses. Il s’agissait d’une magnifique poupée, grandeur nature, très semblable à Mme Moses et habillée comme elle, au détail près. Vous allez me demander pourquoi je suis si certain d’avoir eu affaire à une poupée, et non à la vraie Mme Moses. Je pourrais en réponse vous énumérer plusieurs détails concrets : l’artificiel de la posture, un regard fixe et vitreux, l’immobilité absolue des traits du visage, etc. Mais cette énumération en elle-même ne s’impose pas. À mon avis, n’importe quel individu normalement constitué est capable de déterminer en deux ou trois secondes ce qu’il a sous les yeux : une femme ayant la beauté d’un mannequin, ou bien un mannequin destiné à être exposé dans une vitrine. Or j’ai disposé de ces quelques secondes. Puis j’ai senti que l’on m’agrippait l’épaule sans ménagement, et j’ai été expulsé dans le couloir. Cette expulsion brutale, mais justifiée, était l’œuvre de M. Moses, qui avait dû venir inspecter les appartements de son épouse et s’était précipité sur moi par-derrière… 

— Une poupée…, dis-je, pensivement.

— Un zombi, me corrigea Snevar avec douceur.

— Une poupée », repris-je, sans lui accorder d’attention. « Quelle sorte de bagages a-t-il avec lui ?

— Plusieurs valises ordinaires, dit le patron. Plus une malle gigantesque, cerclée de fer, une de ces malles utilisées autrefois pour les voyages au long cours. Il avait loué les services de quatre porteurs, et les malheureux ont sué sang et eau pour rentrer cette malle dans la maison. Ils m’ont défoncé une porte sur tout un côté…

— Bien…», dis-je après un instant de réflexion. « En résumé, c’est une histoire qui ne nous concerne pas. J’ai déjà entendu parler d’un millionnaire qui traînait partout avec lui une collection de pots de chambre… Si un homme apprécie d’avoir un mannequin grandeur nature, reproduisant les traits de sa femme… pourquoi pas ? Il est riche, de toute évidence il n’a pas d’occupation fixe… Et à propos, il est fort possible qu’il ait remarqué le manège de Simonet autour de son épouse… Et si, ayant tout deviné, il avait offert au galant cette reproduction en cire en guise de maîtresse ?… Bon sang, et s’il transportait cette poupée dans ses bagages spécialement pour des cas de ce genre ? À en juger par la conduite de Mme Moses…» Je me mis à la place de Simonet, et un frisson me parcourut l’échine. « Je trouve même la plaisanterie épatante, dis-je.