— Eh bien, vous avez tout expliqué », dit le patron.
Son ton me déplut. Nous nous entre-regardâmes plusieurs secondes. Il continuait à m’être sympathique. Mais, bon sang de bon sang, pourquoi ressentait-il ce besoin de me bourrer la cervelle avec toutes ces fadaises de magie africaine ? Est-ce qu’il me prenait pour un des plumitifs de la presse locale ? Je n’avais aucune intention de servir la publicité de cet établissement en ruinant ma réputation personnelle… Non. Cela suffisait ainsi. Dorénavant, je refuserais de discuter avec M. Alek Snevar sur de tels sujets. Il ne parviendrait pas à me désarçonner, si tel était son objectif. Il ne parviendrait qu’à faire empirer sa propre situation. Mauvaise tactique pour lui que de faire l’intéressant…
« Écoutez, Alek, dis-je. Vous me gênez. Restez ici, je vais aller m’isoler près de la cheminée pour réfléchir. J’ai besoin de faire le point.
— Il est déjà cinq heures moins le quart, me rappela le patron.
— Et alors ? De toute façon, je ne compte pas dormir cette nuit. Vous savez, Alek, je n’ai pas du tout l’impression que les événements soient terminés. C’est pourquoi j’aimerais bien que vous restiez ici, dans le hall, afin de continuer à monter la garde.
— Bah ! dit le patron. Quand il faut, il faut…»
Je rejoignis le petit salon (sur mon passage Lel gronda un peu à nouveau), m’emparai du tisonnier et me mis à fourrager dans les braises qui finissaient de se consumer. Donc, l’aventure de Simonet avait plus ou moins trouvé son explication, et je pouvais me décharger l’esprit de ce premier fardeau. Mais non, au contraire ! Le fardeau n’en était pas allégé pour autant… Car alors, si à onze heures du soir un mannequin remplaçait Mme Moses dans sa chambre, où se trouvait Mme Moses elle-même ? Une blague, bon, une blague excellente… mais n’y avait-il pas là-dedans quelque chose de disproportionné ? Et si ce n’était pas une blague ? Mais un stratagème destiné à se fabriquer un alibi ?… Mais non, qu’est-ce que je racontais, un alibi ! La nuit, dans l’obscurité, un alibi ne pouvant être établi qu’à tâtons… Non, à tâtons, il ne pouvait s’agir que d’une farce, pas d’un alibi. Autre possibilité : on avait escompté que les nerfs de Simonet ne supporteraient pas le choc, lâcheraient, qu’il se mettrait à hurler d’horreur, qu’il réveillerait tout le monde, et qu’une fois les clients de l’hôtel dans les couloirs le scandale se déchaînerait, avec des cris et une agitation remuant la maison de fond en comble… mais dans quel but ? Et surtout, pourquoi avoir recours à cette poupée ? Pas besoin de poupée pour organiser un scandale… Bon, qu’est-ce qui me dérangeait, en fait ? Un détail, un seul : la chambre de Simonet était située à côté de celle d’Olaf. Il était tentant de supposer la chose suivante : les Moses devaient absolument être sûrs qu’à partir de onze heures, et pendant un temps déterminé, la chambre de Simonet serait vide. C’était cela qui me troublait dans cette histoire. Mais, pour retenir Simonet ailleurs que dans sa chambre, pourquoi une poupée ? Bien sûr, en accumulant hypothèse sur hypothèse, on pouvait concevoir que le choc provoqué par le brusque contact avec la poupée devait plonger Simonet dans un long et profond évanouissement ; mais pour retenir Simonet, Mme Moses en chair et en os était bien suffisante. C’était même le moyen le plus naturel et le plus sûr. Donc, si l’on avait utilisé une poupée, procédé peu naturel et peu sûr, c’était pour permettre à Mme Moses de se trouver dans un autre endroit. Mme Moses ?… cette femme fragile, douillette, coulée jusqu’au crétinisme dans le moule de la haute société… Non, voilà qui ne me menait nulle part. Je n’avais pas intérêt à laisser totalement de côté cette géniale plaisanterie, mais je devais avouer que, pour l’instant, le profit que je pouvais en tirer restait plutôt obscur…
Bref, il aurait été difficile de rencontrer une situation plus exécrable : toutes les pistes conduisant à un cul-de-sac, toutes les pistes et tous les fils. Pour commencer, pas un seul suspect. En deuxième lieu, impossible de comprendre comment le crime avait pu se dérouler. L’essentiel de l’affaire se révélant incompréhensible ! Le coupable ? Tant pis si on ne le trouvait pas tout de suite. Mais je voulais tout d’abord que l’on m’explique la façon dont il avait procédé. Comment, hein ? Une fenêtre ouverte, mais aucune trace sur le rebord, aucune trace sur la neige, sur la corniche. Inconcevable que quelqu’un soit arrivé à cette fenêtre depuis le bas. Même chose depuis la droite. Même chose depuis la gauche. Une seule solution : depuis le haut. En partant du toit et en s’aidant d’une corde. Oui, mais dans ce cas il y aurait eu des traces sur le bord du toit. Je pouvais aller y faire un saut afin de vérifier, mais l’image était encore très nette dans ma mémoire : la neige n’avait été foulée qu’aux alentours de la chaise longue de Heenkus. Donc, plus la moindre explication plausible, sinon celle faisant intervenir Karlson et son coucou à hélices. Il entre, opère un virage sur l’aile, au passage il dévisse le cou de son compatriote, et il ressort pleins gaz… Bon, je n’avais plus en réserve que deux petites hypothèses branlantes et pourries jusqu’à la moelle. Un — passages secrets, portes dérobées et fausses cloisons. Deux — un génie avait mis au point une technique ou un appareil révolutionnaires permettant de tourner une clé de l’extérieur sans laisser de marque sur le métal…
Ces deux hypothèses me conduisaient droit au propriétaire de l’hôtel, qui était de surcroît mécanicien et inventeur. Bon. Eh bien, messieurs, si nous épluchions l’alibi de l’homme que nous avons à présent devant nous ? Jusqu’à neuf heures et demie, cet homme est comme soudé à la table de jeu. À partir de dix heures moins cinq, à peu près, jusqu’au moment où le cadavre est découvert, cet homme se trouve soit directement sous mes yeux, soit à portée de mes oreilles. Afin d’accomplir le crime, il dispose donc d’environ vingt ou vingt-cinq minutes, pendant lesquelles personne ne l’aperçoit, sinon Kaïssa, à qui il passe un sérieux savon, si l’on retient son témoignage. Théoriquement, donc, cet homme peut être l’assassin, à condition qu’il connaisse un passage secret ou qu’il maîtrise l’art de tripoter une clé de l’extérieur sans laisser de traces… Mobile incompréhensible (les motifs publicitaires ne pouvant tout de même pas être retenus !), comportement psychologiquement indéfendable, mais, je le répète, cet homme, théoriquement, peut être l’assassin. Notons cette éventualité et poursuivons nos réflexions.
Du Barnstokr. Ne possède pas d’alibi. Mais c’est un vieillard fluet, il n’aurait tout simplement pas eu la force de tordre le cou à sa victime. Simonet. Ne possède pas d’alibi. Voilà quelqu’un capable de déboîter les vertèbres cervicales d’un Viking : c’est un type robuste, et de plus assez siphonné pour en avoir l’idée. Mais comment aurait-il pu pénétrer dans la chambre d’Olaf ? Et, si cela avait été le cas, comment avait-il pu en sortir ? Théoriquement, il y avait toujours cette fameuse porte secrète. Il aurait pu la découvrir par hasard. Mobiles inexplicables, inexplicable également toute sa conduite après le crime. Rien d’explicable, rien de compréhensible, rien. Heenkus… Le sosie de Heenkus… Comme j’aimerais boire une nouvelle tasse de café. Comme j’aimerais faire une croix définitive sur tout ce fatras et m’écrouler dans mon lit…
Brunn. Le seul fil qui ne se soit pas encore rompu. Le jeune être m’avait menti. Le jeune être avait aperçu Mme Moses, mais avait prétendu le contraire. Le jeune être avait flirté avec Olaf devant la porte d’Olaf, mais avait raconté qu’il lui avait donné une gifle juste à la sortie de la salle à manger… Et soudain un détail me revint à la mémoire. J’étais assis dans cette pièce, ici, dans ce fauteuil. Le plancher avait été ébranlé, on avait entendu le tonnerre lointain de l’avalanche. J’avais regardé ma montre, qui indiquait dix heures deux. Et là, il y avait eu un énergique claquement de porte à l’étage. Oui, en haut, j’en étais certain. Quelqu’un avait claqué une porte avec force. Qui ? À ce moment-là, Simonet était occupé à se raser. Du Barnstokr dormait, et on pouvait penser que c’était ce bruit, justement, qui l’avait réveillé. Heenkus était ficelé sous la table du musée. Le patron et Kaïssa étaient à la cuisine. Les Moses étaient dans leurs chambres. La porte avait donc pu être poussée soit par Olaf, soit par Brunn, soit par l’assassin. Par le double de Heenkus, dans ce cas… je jetai le tisonnier à côté des braises et me précipitai au premier étage.