La chambre du jeune être était vide et j’allai frapper chez du Barnstokr. Je trouvai le jeune être accoudé sur la table, les joues comprimées entre les poings, dans une attitude de fatigue triste. Du Barnstokr s’était couvert les jambes d’un plaid écossais et piquait du nez dans le fauteuil près de la fenêtre. Mon entrée les fit sursauter et ils se redressèrent tous deux, comme pris en faute.
« Enlevez vos lunettes ! » ordonnai-je à l’enfant d’un ton cassant, et l’enfant obéit aussitôt.
Eh bien, finalement, l’enfant était une jeune fille. Et fort mignonne, malgré des yeux que les larmes avaient gonflés et rougis. Je réprimai un soupir de soulagement, m’installai en face d’elle et dis : « Voilà où nous en sommes, Brunn. Cessez de vous raccrocher à votre faux témoignage. Aucune menace ne pèse sur vous. Je ne vous suspecte pas d’être l’assassin, vous pouvez donc arrêter de mentir. À neuf heures dix Mme Moses vous a vue en compagnie d’Olaf… dans le couloir, devant la porte de sa chambre. Vous ne m’avez pas dit cela. Vous ne vous êtes pas séparée d’Olaf devant la porte de la salle à manger. Où l’avez-vous quitté ? Où, quand et dans quelles circonstances ? »
Elle me fixa pendant quelques secondes, ses lèvres tremblèrent et ses yeux rougis s’emplirent à nouveau de larmes. Puis elle se couvrit le visage avec les mains.
« Nous avons été dans sa chambre », dit-elle.
Du Barnstokr poussa un gémissement pitoyable.
« Pas besoin de gémir, mon oncle ! » s’exclama Brunn, saisie d’une soudaine fureur. « Il ne s’est rien produit d’irréparable ! Nous nous sommes embrassés, et nous nous sommes bien amusés, malgré le froid, car pendant tout le temps la fenêtre est restée ouverte. Je ne peux dire combien de temps tout cela a duré. Je me rappelle qu’il a sorti de sa poche une sorte de collier, un collier de grosses perles. Il jouait à essayer de me le passer autour du cou. Soudain nous avons entendu un bruit de tonnerre dans la vallée. J’ai dit : “Vous entendez ? Une avalanche !” Et à ce moment-là il m’a brusquement repoussée, et il s’est pris la tête entre les mains, comme s’il se rappelait quelque chose… vous savez, comme les gens qui se rendent compte qu’ils ont oublié quelque chose d’important. Tout s’est déroulé à toute vitesse, en quatre ou cinq secondes, pas plus. Il s’est élancé vers la fenêtre, mais tout aussitôt il a fait demi-tour, m’a empoignée par les épaules et m’a littéralement jetée dehors. C’est tout juste si je ne suis pas tombée dans le couloir. Derrière moi, presque au même instant, il a claqué la porte avec violence. Je n’ai pas eu droit à un mot d’explication. J’ai distingué une suite de jurons chuchotés, et là-dessus, dernier détail, j’ai entendu la clé tourner dans la serrure. Je ne l’ai plus revu à partir de là. J’étais dans une rage terrible. Une telle muflerie, avec, pour couronner le tout, des grossièretés proférées dans ma direction. Je suis sur-le-champ partie m’enfermer dans ma chambre pour me soûler…»
Du Barnstokr poussa un autre gémissement.
« Bien, dis-je. Il s’est pris la tête entre les mains comme s’il se rappelait brusquement quelque chose, et il s’est élancé vers la fenêtre… Il avait peut-être entendu un appel ? »
Brunn secoua la tête.
« Non. Mis à part le bruit de l’avalanche, il n’y a rien eu venant du dehors.
— Et vous êtes partie immédiatement ? Vous ne vous êtes pas attardée un seul instant devant la porte ?
— Immédiatement. J’étais en proie à une terrible fureur.
— Pouvez-vous reprendre le récit des événements qui ont suivi l’instant où Olaf et vous avez quitté la salle à manger ?
— Il a dit qu’il voulait me montrer quelque chose », commença-t-elle en courbant la nuque. « Nous sommes sortis dans le corridor et il a insisté pour que je vienne dans sa chambre. Bien entendu, je m’y opposais… enfin, nous avons badiné, quoi. Puis, quand nous sommes arrivés devant sa porte…
— Stop. La dernière fois, vous avez dit avoir aperçu Heenkus.
— Oui, à la seconde où nous avons franchi la porte de la salle à manger. Heenkus était en train de tourner sur le palier, et il s’est engagé dans l’escalier.
— Bon. Continuez.
— Quand nous sommes arrivés devant la porte d’Olaf, la mère Moses est apparue. Elle a bien sûr fait semblant de ne pas nous voir, mais je me suis sentie mal à l’aise. Rien de plus odieux que ces gens qui vous espionnent sans en avoir l’air. Et… euh… eh bien, nous sommes entrés dans la chambre d’Olaf.
— Compris. » Je jetai un regard en biais sur du Barnstokr. Le vieil homme était abattu dans son fauteuil et levait les yeux au ciel. Très bien, la leçon lui serait utile. Les oncles chéris ont toujours tendance à imaginer que sous leur aile protectrice grandissent de petits anges. Et pendant ce temps, les chérubins traficotent des lettres de change. « D’accord. Une fois chez Olaf, vous avez bu ?
— Moi ?
— Je voudrais savoir si Olaf a bu quelque chose.
— Non. Ni lui ni moi. Pas une goutte.
— Maintenant, ceci… Euh… Avez-vous remarqué… hmm… Avez-vous remarqué une odeur étrange ?
— Non. La chambre était très propre, avec un air très frais qui soufflait depuis la fenêtre.
— Je ne parle pas de la chambre, bon sang. Quand vous vous êtes embrassés, vous n’avez pas noté quelque chose d’étrange ? Un parfum bizarre, je veux dire…
— Je n’ai rien noté de tel », dit Brunn, sur un ton irrité.
Je passai les secondes qui suivirent à me creuser en vain la cervelle pour trouver une formulation délicate à ma question, puis, en désespoir de cause, je demandai carrément : « Il existe une hypothèse selon laquelle Olaf aurait absorbé avant le meurtre un poison à action lente. Vous n’avez rien remarqué qui puisse étayer cette hypothèse ?
— Quel genre de détail aurais-je dû remarquer ?
— D’habitude on remarque quand un homme se sent mal, expliquai-je. Et d’autant plus nettement si son malaise s’aggrave sous vos yeux.
— Il n’y a rien eu de tel, affirma Brunn. Il se sentait en pleine forme.
— Vous n’aviez pas allumé la lampe ?
— Non.
— Et dans les discours qu’il vous a tenus, vous n’avez rien relevé de bizarre ?
— Je ne me souviens de rien », répondit Brunn, la voix réduite à un murmure. « C’était l’habituel discours de dragueur. Des astuces, des plaisanteries, les singeries classiques… Nous avons parlé de motos, de skis. À mon avis, il devait être bon mécanicien. Il s’y entendait en mécanique, il connaissait bien tous les types de moteurs…
— Et il ne vous a rien montré de spécial ? Il en avait l’intention, n’est-ce pas ?
— Non, bien sûr. Enfin, quoi, vous ne comprenez pas ? C’était juste une manière de dire…