Ces parfums de gel qui avaient rempli la vallée ! Si tout le reste avait pu aller au diable !…
J’allais mettre le pied sur la première marche du perron lorsque la porte s’ouvrit toute grande et que le patron apparut sur le seuil.
« Ah ! dit-il en me voyant. J’allais justement à votre recherche. Le malheureux s’est réveillé et appelle sa maman.
— J’y vais, dis-je, en époussetant mon veston.
— Si l’on veut être tout à fait exact, précisa le patron, ce n’est pas sa maman qu’il demande. C’est Olaf Andvaravors. »
CHAPITRE DOUZE
Dès qu’il m’eut aperçu, l’inconnu pencha vivement le buste en avant et dit : « Vous êtes Olaf Andvaravors ? »
Je ne m’attendais pas à cette question. Non, vraiment pas. Je cherchai un siège du regard, approchai la chaise du lit, m’y assis sans hâte, et seulement alors levai les yeux sur l’inconnu. La tentation était forte de répondre par l’affirmative et de voir ce qui allait en sortir. Mais je n’étais ni détective privé, ni membre du contre-espionnage. J’étais un honnête fonctionnaire de police. C’est pourquoi je répondis : « Non. Je ne suis pas Olaf Andvaravors. Je suis inspecteur de police, mon nom est Peter Glebski.
— Oui ? » dit-il, en marquant sa surprise, mais sans la moindre inquiétude. « Mais, où est Olaf Andvaravors ? » Apparemment, il avait totalement récupéré après l’accident de la veille. Son visage émacié avait repris des couleurs, et l’extrémité de son long nez, hier soir si pâle, possédait à présent une teinte rouge vif. Il était dressé sur son séant, la couverture remontée jusqu’à la taille. La chemise de nuit d’Alek lui était manifestement trop large, le col pendouillait comme un harnais de cheval, découvrant ses côtes saillantes et la peau de sa poitrine, blanche et glabre. Le masque qu’il tournait en ma direction n’était pas moins dépourvu de poils, à l’exception d’une petite touffe maigrichonne à la place des sourcils, et de cils clairsemés, grisâtres. Il se tenait assis sur le matelas, le haut du corps incliné vers l’avant, avec sa manche droite vide enroulée par mégarde autour du bras gauche.
« Veuillez m’excuser, dis-je, mais pour commencer je vais devoir vous poser une série de questions. »
L’inconnu ne réagit nullement aux paroles que je venais de prononcer. Sa physionomie avait pris un aspect étrange. Si étrange que je ne parvins pas tout de suite à définir ce qui clochait. Puis j’y parvins. Le problème était lié à ses yeux ; le plus proche me regardait fixement, tandis que l’autre avait pivoté vers le plafond, l’iris à moitié caché sous la paupière. Il y eut un silence.
« Voilà, dis-je. Avant tout, j’aimerais savoir qui vous êtes, et comment vous vous appelez.
— Luarwick, dit-il rapidement.
— Luarwick… Et votre prénom ?
— Prénom ? Luarwick.
— M. Luarwick Luarwick ? »
Il y eut une nouvelle pause. Je luttais contre le sentiment de gêne que l’on éprouve toujours quand on s’adresse à un homme qui louche horriblement.
« Environ, oui, dit-il enfin.
— Environ ? Qu’entendez-vous par là ?
— Luarwick Luarwick.
— Bien. Admettons. Vous êtes quoi, dans la vie ?
— Luarwick, dit-il. Je suis Luarwick. » Il se tut un instant. « Luarwick L. Luarwick. »
Il avait l’air en assez bonne forme et extrêmement sérieux, et c’est ce qui me stupéfia le plus. Enfin, je n’étais pas médecin.
« Je voulais savoir quelle était votre profession.
— Je suis mécanicien, dit-il. Conducteur-mécanicien.
— Conducteur de quoi ? » interrogeai-je.
Ses deux yeux convergèrent sur moi et s’y arrêtèrent. Il était évident qu’il n’avait pas compris ma question.
« Bien, laissons cela, dis-je en hâte. Vous êtes étranger ?
— Beaucoup, dit-il. À l’extrême.
— Suédois, probablement ?
— Probablement. Suédois, à l’extrême. »
Il se fiche de moi, ou quoi ? pensai-je. Il n’en avait pourtant pas l’air. Il donnait plutôt l’impression d’un homme acculé, aux abois.
« Pour quelle raison êtes-vous venu ici ? demandai-je.
— Ici il y a Olaf Andvaravors. Il vous racontera tout. Je ne peux pas.
— Vous veniez voir Olaf Andvaravors ?
— Oui.
— Vous avez été pris sous l’avalanche ?
— Oui.
— Vous étiez en voiture ? »
Il réfléchit.
« Véhicule, dit-il.
— Pourquoi avez-vous besoin de voir Olaf Andvaravors ?
— J’ai une affaire avec lui.
— Quelle affaire ?
— J’ai une affaire avec lui, insista-t-il. Avec lui. Il racontera. »
Dans mon dos la porte grinça. Je me retournai. Sur le seuil, la chope suspendue devant la figure, Moses venait de faire un pas.
« Entrée interdite », précisai-je avec sévérité.
De dessous ses épais sourcils, Moses examinait l’étranger. Il ne s’occupait absolument pas de moi. Je bondis de mon siège et marchai sur lui, en élargissant la poitrine comme s’il s’était agi d’un bouclier.
« Monsieur Moses ! Je vous prie de sortir immédiatement !
— Ne me hurlez pas après », répliqua Moses, avec une intonation paisible qui me surprit, venant de sa part. « Il est tout de même naturel que je veuille faire connaissance avec une personne que vous avez installée chez moi.
— Pas tout de suite, plus tard…» Je le repoussai lentement en fermant la porte sur lui. Lentement, mais sans céder d’un millimètre.
« Permettez, permettez…», grommelait Moses, qui se retrouvait peu à peu rejeté dans le couloir. « Je pourrais me plaindre, bien sûr, protester…»
J’achevai de clore la porte et revins à Luarwick L. Luarwick.
« L’homme était Olaf Andvaravors ? demanda celui-ci.
— Non, dis-je. Olaf Andvaravors a été assassiné hier soir.
— Assassiné », répéta Luarwick. Dans sa voix ne filtrait pas le moindre soupçon d’émotion. Ni d’étonnement, ni de peur, ni de chagrin. C’était comme si je venais de lui annoncer qu’Olaf était sorti faire un tour et allait revenir d’une minute à l’autre. « Mort ? Olaf Andvaravors ?
— Oui.
— Non, dit Luarwick. Inexactement vous savez.
— Je sais très exactement. Je l’ai vu mort. De mes yeux vu.
— Moi, je veux voir.
— Qu’est-ce que cela pourra vous apporter ? Si j’ai bien compris, vous ne connaissez même pas son visage.
— J’ai une affaire avec lui, dit Luarwick.
— Mais puisque je vous dis qu’il a été assassiné ! Il est mort. On l’a tué.
— Bien. Je veux voir. »
Je fus soudain traversé par une illumination. Je venais de me souvenir de la valise.
« Il devait vous remettre un objet ?
— Non, répondit-il avec indifférence. Nous devons parler. Moi, avec lui.
— À quel sujet ?
— Moi, avec lui. Avec lui.
— Écoutez, monsieur Luarwick, dis-je. Olaf Andvaravors est mort. Il a été tué. Je mène l’enquête sur le meurtre. Je cherche l’assassin. Vous comprenez ? Je dois savoir le maximum de choses sur Olaf Andvaravors. Je vous demande d’être sincère. Tôt ou tard vous serez bien obligé de tout raconter. Mieux vaut le faire maintenant que plus tard. »
Sans crier gare, il s’enfila sous les draps en se tortillant et se tordant, jusqu’à ce que seul son nez dépasse. Ses yeux recommençaient à errer dans des directions opposées.
« Je ne peux rien vous raconter », articula-t-il de manière trouble et pâteuse, la couverture en barrage devant la bouche.