« Pourquoi ?
— Seul à Olaf Andvaravors, je peux dire.
— D’où veniez-vous ? » demandai-je.
Il conserva le silence.
« Où habitez-vous ? »
Silence. Sous la couverture, j’entendais ses narines aspirer et expulser l’air. Un œil était orienté vers moi, l’autre observait le plafond.
« Vous obéissez à des ordres ?
— Oui.
— De qui, précisément ?
— Dans quel but vous voulez savoir ? demanda-t-il. Avec vous je n’ai pas une affaire. Avec nous, vous n’avez pas une affaire.
— J’aimerais que vous compreniez bien », dis-je, d’un ton pénétré. « Si nous obtenons ne serait-ce qu’une seule indication valable sur Olaf, nous saurons qui est l’assassin. Bien. Visiblement, vous ne connaissez pas Olaf. Mais ceux qui vous ont envoyé savent peut-être quelque chose à son sujet ?
— Ils ne connaissent pas Olaf, eux aussi, non, dit-il.
— Comment cela ?
— Ils ne connaissent pas Olaf. Dans quel but ? »
Je me promenai la main sur les joues. Ma barbe avait poussé pendant la nuit.
« Votre histoire ne tient pas debout », remarquai-je avec un soupir maussade. « Des gens qui ne connaissent pas Olaf vous envoient, vous, qui ne connaissez pas non plus Olaf, et vous chargent d’une mission concernant Olaf. Vous trouvez cela possible ?
— Cela est possible, oui. Cela est ainsi.
— Qui sont ces gens ? »
Silence.
« Où habitent-ils ? »
Silence.
« Monsieur Luarwick, vous pourriez avoir de gros ennuis.
— Dans quel but ? demanda-t-il.
— Lors d’une enquête criminelle, tout honorable citoyen est tenu de fournir à la police le témoignage qu’on lui réclame, dis-je, d’un ton sentencieux. Un refus peut être assimilé à un délit de complicité. »
Luarwick L. Luarwick n’eut aucune réaction.
« Il n’est pas exclu que l’on doive vous incarcérer », ajoutai-je. Mais comme il s’agissait d’une menace très nettement illégale, je m’empressai de la tempérer : « En tout cas, votre obstination à ne rien dire vous nuira beaucoup au moment du procès.
— Je veux revêtir des vêtements, dit soudain Luarwick. Je ne veux pas rester couché. Je veux voir Olaf Andvaravors.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Je veux le voir.
— Mais vous ne sauriez même pas reconnaître sa tête !
— Je ne veux pas sa tête, dit Luarwick.
— Quel besoin avez-vous donc de le voir ? »
Luarwick rampa à l’extérieur de la couverture et se remit sur son séant.
« Je yeux voir Olaf Andvaravors ! » s’exclama-t-il, d’une voix très forte. Son œil droit tressautait et roulait en tous sens. « Dans quel but ces questions ? Dans quel but ces questions ? Beaucoup, beaucoup de questions. Pourquoi je ne vois pas Olaf Andvaravors ? »
Je perdis patience à mon tour.
« Vous voulez identifier le cadavre ? C’est cela que je dois comprendre ?
— Identifier… reconnaître ?
— Oui ! Reconnaître !
— Cela, oui. Je veux voir.
— Comment pouvez-vous le reconnaître, si vous ne savez même pas à quoi ressemblent ses traits ?
— Quels traits ? se mit à hurler Luarwick. Dans quel but, ses traits ? Je veux voir que l’homme n’est pas Olaf Andvaravors, que l’homme est un autre !
— Pourquoi pensez-vous qu’il s’agit d’un autre ? demandai-je vivement.
— Pourquoi pensez-vous que l’homme est Olaf Andvaravors ? » objecta-t-il.
Nous nous mesurâmes mutuellement du regard, en silence. J’étais bien forcé d’admettre que, d’un certain point de vue, cet individu étrange n’avait pas tort. Je n’aurais pas pu jurer que le Viking au cou brisé, allongé dans une chambre du premier étage, était effectivement l’Olaf Andvaravors que recherchait Luarwick L. Luarwick. Ce pouvait être un autre Olaf Andvaravors, ce pouvait être aussi, après tout, quelqu’un qui ne s’appelait pas Olaf Andvaravors. D’un autre côté, je ne saisissais pas à quoi rimait de montrer le cadavre à un homme qui n’avait aucune raison de pouvoir l’identifier, puisqu’il ne s’était jamais trouvé en sa présence… Mais pourquoi, aussi, vouloir à tout prix que l’identification fasse intervenir les traits du visage ? Peut-être Luarwick devait-il reconnaître autre chose, un vêtement, une bague, ou que sais-je encore… un tatouage ?…
On frappa, et aussitôt retentit le piaillement aigu de Kaïssa : « Les habits sont prêts…» J’ouvris la porte et reçus des mains de la servante le costume de l’inconnu, sec et repassé.
« Habillez-vous », dis-je, en posant le costume sur le lit. J’allai ensuite à la fenêtre et m’y figeai, le dos tourné à la chambre ; je me mis à admirer la falaise dentelée de l’Alpiniste mort, auréolée déjà d’une lumière rose, due au soleil levant ; j’examinai la tache pâle de la lune, le ciel propre, dégagé, encore bleu marine. Dans mon dos j’entendais une succession de chuintements, des froissements d’étoffe, un marmonnement inarticulé, et le bruit d’une chaise que l’on déplaçait de côté et d’autre. Ce ne devait pas être une mince affaire que de s’habiller avec un seul bras valide et, pour ne rien arranger, avec des yeux qui louchaient de façon aussi délirante. À deux reprises, je sentis que j’allais me retourner et proposer mon aide, mais je me retins. Puis j’entendis la voix de Luarwick : « J’ai revêtu. » Je pivotai. Il y avait de quoi être surpris. Et même de quoi rester bouche bée pendant un bon moment. Mais je me rappelai toutes les épreuves que cet homme avait subies quelques heures auparavant, et mon étonnement se dissipa. Je m’approchai de lui, redressai son col, le boutonnai, redéfis les boutons de sa veste et les replaçai à la bonne hauteur, puis, du bout du pied, fis glisser vers lui les pantoufles du patron. Pendant que je m’affairais à rendre le désastre plus présentable, il resta immobile et docile, en écartant son bras unique. Je fourrai dans sa poche droite l’extrémité de sa manche vide. Il observa les pantoufles puis déclara, comme submergé de perplexité :
« Cela n’est pas à moi. Je n’en ai pas ainsi.
— Vos chaussures ne sont pas encore sèches, dis-je. Enfilez ceci, et allons-y. »
On aurait pu croire que pour la première fois de sa vie l’occasion lui était offerte de mettre, ou même de voir une paire de savates. À deux reprises il s’élança pour introduire ses pieds dans les pantoufles, et les deux fois il rata l’opération, en perdant l’équilibre par-dessus le marché. Son équilibre était de toute façon vacillant, même lorsqu’il ne se livrait pas à des acrobaties aussi périlleuses ; cet homme avait été ébranlé par son aventure de la veille, et il était encore très loin d’avoir recouvré toutes ses facultés. Je n’avais aucun mal à compatir : je me sentais moi-même dans un état comparable…
Pendant tout ce temps des rouages avaient probablement dû continuer sans bruit à fonctionner à l’intérieur de mon inconscient, car soudain un éclair aveuglant perça les ténèbres du paysage. L’espace d’un instant. Mais oui ! Si Olaf n’était pas Olaf, mais Heenkus… et si Heenkus n’était pas Heenkus, mais Olaf… et si le télégramme avait été envoyé pour qu’arrive à l’auberge cet homme bizarre !… Alors… Mais, au bout d’une seconde, il n’y avait déjà plus de suite logique à mon raisonnement. Je chassai l’idée de cette inversion de noms, et les ténèbres retombèrent sur le paysage.
Épaule contre épaule, nous débouchâmes dans le hall et fîmes mouvement en direction du premier étage. Le patron était toujours assis à son poste de garde. Il nous accompagna d’un regard pensif. Quant à Luarwick, il n’avait pas accordé d’attention au directeur de l’hôtel. Son attention était tout entière concentrée sur les marches de l’escalier qu’il devait escalader. À tout hasard, je me mis à le guider en le soutenant sous le coude.