Выбрать главу

Avant d’entrer dans la chambre d’Olaf, nous marquâmes une petite pause. J’inspectai sous toutes les coutures les scellés que j’avais apposés la veille : rien n’avait bougé. Je pris alors la clé et ouvris la porte. Je fus aussitôt frappé par une odeur forte et désagréable — une odeur très étrange, assez proche de celle qui subsiste à l’intérieur d’un local que l’on vient de désinfecter. Je restai quelques secondes sur le seuil ; cette odeur me crispait l’estomac. Mis à part cela, la pièce n’avait pas subi de changement, tout était resté comme je l’avais laissé. Seul le visage du mort me sembla s’être assombri ; peut-être était-ce à cause de l’éclairage différent ; les taches des hématomes s’étaient presque complètement estompées. Luarwick me poussa dans le bas du dos, avec un geste qui me parut plutôt équivoque. Je fis un pas dans l’entrée et m’écartai, afin qu’il s’avance et puisse regarder le cadavre tout à loisir.

Je n’avais plus à côté de moi un conducteur-mécanicien, mais un employé de la morgue. Avec un air d’indifférence absolue, il s’immobilisa au-dessus du corps et, son bras unique replié derrière le dos, s’inclina très bas vers le sol. Aucun dégoût, aucune peur, aucun respect religieux. J’assistais à un examen effectué par un homme de l’art. D’autant plus étranges me parurent les paroles par lesquelles il conclut ses observations.

« Je suis étonné », dit-il. Il avait une intonation égale, dépourvue de toute couleur. « L’homme est bien Olaf Andvaravors. Je ne comprends pas.

— À quoi l’avez-vous reconnu ? » interrogeai-je aussitôt.

Il ne se redressa pas, mais tourna la tête vers moi et m’étudia du coin de l’œil. Du coin d’un seul œil. Il restait penché en avant, les jambes écartées et fixes, et il me regardait par en dessous sans mot dire. Cette scène se prolongea si longtemps que je finis par sentir des élancements me parcourir les muscles du cou. Comment pouvait-il se maintenir dans une pose aussi incommode, aussi saugrenue ? Fallait-il penser qu’il était victime d’une brusque attaque de lumbago ?… Finalement, il articula :

« Je me souviens. J’ai vu l’homme, avant. Quand j’ai vu l’homme, je n’ai pas su qu’il est Olaf Andvaravors.

— Où l’avez-vous déjà vu ? demandai-je.

— Là-bas. » Sans modifier son invraisemblable posture, il fit un geste. Un vague geste qui montrait une vague direction au-delà de la fenêtre. « Cela n’est pas le principal. »

Soudain il se déplia, se releva et se mit à clopiner dans la pièce, en tordant la tête à droite et à gauche de manière assez comique. J’étais aux aguets, et je ne détachais pas les yeux de sa silhouette. Il était évident qu’il était en train de chercher quelque chose, et je me doutais de ce dont il s’agissait.

« Ailleurs est mort Olaf Andvaravors ? » demanda-t-il, en se mettant en arrêt devant moi.

« Pourquoi pensez-vous cela ? demandai-je.

— Je ne pense pas. Je fais une question.

— Vous cherchez quelque chose ?

— Olaf Andvaravors avait un objet, dit-il. Où ?

— Vous cherchez la valise ? C’est pour cette valise que vous avez effectué le voyage ?

— Où est la valise ? insista Luarwick.

— Elle est entre mes mains, dis-je.

— Cela est bien, me félicita-t-il. Je veux avoir la valise, ici. Apportez. »

Je négligeai de m’offusquer du ton qu’il avait adopté et je dis : « Je pourrais vous la remettre, mais vous devez d’abord répondre à mes questions.

— Dans quel but ? » fit-il, avec une stupéfaction qui ne semblait pas avoir de bornes. « Dans quel but à nouveau des questions ?

— Eh bien, expliquai-je patiemment, dans le but de s’assurer que vous avez bel et bien des droits sur cet objet. Je ne vous le confierai que si vos réponses le démontrent de façon indubitable.

— Je ne comprends pas, dit-il.

— Je ne sais pas, dis-je, si la valise est à vous ou à un autre. Si elle est à vous, si Olaf l’a apportée ici pour vous, prouvez-le. Prouvez-le, et je vous la donnerai. »

Ses yeux roulèrent dans des directions contradictoires, puis convergèrent à nouveau, comme déterminés à viser pour longtemps l’arête de son nez.

« Pas besoin, dit-il. Je ne veux pas. J’ai la fatigue. Partons. »

Quelque peu intrigué, je sortis à sa suite dans le corridor. L’air y paraissait étonnamment pur, net de toute odeur de renfermé. D’où venait donc cette puanteur de produit pharmaceutique qui avait envahi la chambre ? Peut-être une quelconque substance y avait-elle été renversée avant cette histoire, peut-être n’avait-on pas pu s’en apercevoir à cause de la fenêtre ouverte ? Je donnai un tour de clé à la serrure. Pendant les minutes où je fus occupé à aller dans ma chambre pour en rapporter colle et papier, puis à apposer une deuxième série de scellés, Luarwick conserva une immobilité de statue ; il était apparemment plongé dans une réflexion intense. 

« Alors ? demandai-je. Vous allez répondre à mes questions ?

— Non, dit-il d’un ton sans réplique. Des questions, je ne veux pas. Je veux me coucher. Où, je peux me coucher ?

— Retournez dans votre chambre », dis-je avec indolence. De terribles maux de tête m’avaient soudain assailli. Je ne pensais plus qu’à m’étendre, à me laisser aller, à fermer les yeux. Toute cette absurde affaire, monstrueuse, démente, ne ressemblant à rien de connu, tout cela paraissait s’être incarné dans cet absurde Luarwick L. Luarwick, monstrueux, dément, ne ressemblant à rien de connu. 

Nous descendîmes l’escalier, et tandis que Luarwick L. Luarwick claudiquait en direction de sa chambre, je m’écroulai sur un des confortables sièges du hall, m’étirai et m’autorisai enfin à ne plus garder les paupières ouvertes. Dans mes oreilles ronflait le bruit régulier de la mer, auquel se superposait une mélasse chaotique, quelque chose comme une musique poussée à fond ; devant mes yeux passait un flux et un reflux de taches brouillardeuses. Quant à l’intérieur de ma bouche, il donnait l’impression d’avoir servi pendant de nombreuses heures à pétrir et mâchonner de l’ouate hydrophile. Puis quelqu’un vint me renifler l’oreille avec son museau humide, et appuyer sur mes genoux une mâchoire pesante, qui débordait d’amitié. J’eus le temps de penser que ce quelqu’un se nommait Lel. 

CHAPITRE TREIZE

Je réussis donc à faire un petit somme, mais au bout d’un quart d’heure, d’après mes calculs, Lel s’acharna à l’interrompre. Je sentis sa langue sur mes oreilles, sur mes joues, il se mit à me tirailler le bas de mon pantalon et à me secouer ; et pour finir il referma la gueule autour de ma main et entreprit de me mordiller avec insistance. Je n’y tins plus et me redressai, prêt à le mettre en pièces, la gorge frémissant déjà de plaintes et de malédictions sans suite, lorsque soudain mon regard tomba sur la table, et je me pétrifiai aussitôt. Sur le plateau laqué, brillant, juste à côté des paperasses et du boulier que Snevar avait abandonnés, il y avait un monstrueux pistolet noir.

C’était un Lüger calibre 0.45 avec une crosse longue. Il reposait au milieu d’une flaque d’eau ; de la neige le parsemait encore çà et là ; juste au moment où je le considérais, bouche bée, figé, une petite croûte de cette neige en train de fondre se détacha de la culasse et glissa à la surface de la table. Je balayai des yeux l’espace qui m’entourait. Le hall était désert ; seul Lel se tenait près de la table basse, la tête penchée sur le flanc ; il m’observait, d’un air sérieux et interrogateur. De la cuisine me parvenaient le tintement des casseroles, des échos atténués de la voix grave du patron, et un arôme de café matinal…