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« C’est toi qui as apporté cela ? » chuchotai-je à Lel.

Il renversa la tête sur le flanc opposé et continua à me fixer. Ses pattes étaient couvertes de neige, l’eau gouttait le long des poils de son ventre. Je soulevai l’arme avec précaution.

Cette fois-ci, il était légitime de parler de pistolet de gangster. Distance de tir deux cents mètres, dispositif permettant d’adjoindre une lunette de visée, cadre pour recevoir une crosse amovible, levier de passage au tir automatique, et toute la gamme possible des perfectionnements techniques… Le canon était obstrué par de la neige. Le pistolet me parut froid, lourd, sa crosse rugueuse s’adaptait bien au creux de la paume. Je me reprochai soudain de ne pas avoir procédé à une fouille corporelle de Heenkus. J’avais examiné ses bagages, sa pelisse, mais Heenkus lui-même était resté en dehors de mes investigations. Sans doute parce que je ne pouvais l’imaginer dans un autre rôle que dans celui de victime.

Je dégageai le chargeur de son logement à l’intérieur de 1a crosse ; le magasin était plein. Je tirai le levier en arrière, et de la culasse gicla une cartouche. Je m’en emparai, afin de la replacer dans le chargeur, et soudain je fus frappé par la couleur extraordinaire du projectile. La balle n’était pas jaune cuivré ou gris mat, comme c’est le cas habituellement. Elle brillait comme si elle était nickelée. Seulement, il ne s’agissait pas de nickel. Elle était en argent. Je n’avais jamais rien vu de semblable. Avec une certaine précipitation, je me mis à extraire l’une après l’autre les cartouches contenues dans le chargeur. Toutes étaient identiques à là première. Je passai ma langue sur mes lèvres desséchées et arrêtai à nouveau mon regard sur Lel.

« Où as-tu déniché cela, vieux frère ? » demandai-je. 

Lel secoua la tête avec enjouement et fit deux pas de galop en direction de la porte. Il ne me tournait pas le dos et courait en biais, sans cesser de me cligner de l’œil.

« D’accord, dis-je. Je comprends. Attends un petit instant. »

Je réintroduisis les cartouches dans le chargeur, puis le chargeur dans la crosse, et marchai vers l’entrée tout en m’arrangeant pour caser le pistolet à l’intérieur de ma poche. Lel avait franchi le seuil et venait de descendre le perron et, à moitié englouti dans la neige, il était parti en bondissant le long de la façade. J’étais à peu près persuadé qu’il allait interrompre sa course sous la fenêtre d’Olaf, mais il n’en fut rien. Il contourna la maison, disparut une seconde puis réapparut, en me jetant un regard impatient depuis l’angle du mur. Je m’emparai de la première paire de skis venue, les fixai tant bien que mal à mes chaussures et m’élançai derrière le saint-bernard.

Nous fîmes le tour du bâtiment, puis Lel partit comme une flèche en direction des montagnes et s’immobilisa à une cinquantaine de mètres. Je le rejoignis et analysai les traces visibles sur le sol. Il y avait là quelque chose de plutôt bizarre. Je voyais dans la neige le trou d’où Lel avait dégagé le pistolet, je voyais la trace de mes skis, je voyais les sillons que le saint-bernard avait laissés derrière lui en traversant les vagues inégales de la neige, mais, cela mis à part, les alentours de la surface blanche étaient vierges. Une seule explication : quelqu’un avait balancé le pistolet depuis la route ou depuis l’hôtel. Ce qui correspondait à une trajectoire impressionnante. L’objet était lourd, nullement conçu pour voler à travers les airs, et il n’était pas sûr que j’aurais pu quant à moi réaliser une performance de ce genre ; du moins, je me serais bien gardé de l’affirmer. Puis je reconstituai ce qui avait dû se produire : on avait dû jeter l’arme à partir du toit. On l’avait retiré des mains de Heenkus et on l’avait envoyée hors de son atteinte. Ou peut-être Heenkus lui-même avait-il craint de se faire piquer avec un pistolet dans ses poches ? Bien entendu, ce pistolet avait pu être jeté là par quelqu’un d’autre que Heenkus… mais depuis le toit, aucun doute. Seul un spécialiste, disons un soldat exercé à balancer des grenades, et encore, à condition qu’il ait été au mieux de sa forme, aurait pu atteindre cet endroit depuis le chemin. Quant à s’y prendre depuis une fenêtre… depuis n’importe quelle fenêtre… Non, c’eût été tout bonnement impossible.

« Tu es vraiment formidable, Lel, dis-je au saint-bernard. Je ne peux pas t’être comparé, hein ? J’aurais dû secouer ce Heenkus comme un prunier, il aurait fallu l’arranger et le cuisiner en utilisant les méthodes directes du vieux Zgoot. Pas vrai ? Heureusement, il n’est pas encore trop tard pour s’y mettre. »

Je n’attendis pas la réponse de Lel et m’arc-boutai sur mes bâtons afin de rentrer au plus vite à la maison. Le chien gambadait à mes côtés, entouré d’éclaboussures de neige ; il s’effondrait dans la couche épaisse et ses oreilles battaient comme des ailes.

J’avais l’intention de me précipiter droit dans la chambre de Heenkus, de réveiller ce fils de chienne et de lui faire cracher son âme par petits morceaux, même si cela devait me coûter un blâme qui figurerait ensuite dans mon dossier de service. Maintenant tout était clair : entre l’affaire Olaf et l’affaire Heenkus le lien était établi et solide. Olaf et Heenkus n’étaient pas arrivés ensemble par un simple effet du hasard ; Heenkus avait pris racine sur le toit, armé d’un pistolet à longue portée, uniquement afin de tenir les environs immédiats sous la menace de son feu, et ainsi d’empêcher quiconque de quitter l’hôtel. À l’évidence c’était lui, Heenkus, et nul autre, qui avait envoyé un message de menaces signé « F » (il est vrai qu’il s’était emmêlé les pinceaux et que le billet s’était retrouvé dans d’autres mains que dans celles de son véritable destinataire, car du Barnstokr ne pouvait être l’objet d’aucun soupçon, si minime fût-il). Autre élément tout à fait limpide : la présence de Heenkus avait énormément contrarié un des hôtes de l’hôtel, et sans doute continuait à déranger — et que je sois damné si je n’arrivais pas sur-le-champ à découvrir de qui il s’agissait, et en quoi Heenkus le gênait. Je reconnais que cette version fourmillait de contradictions. Si Heenkus était, disons, garde du corps d’Olaf, et s’il avait gêné l’assassin de celui-ci, pourquoi avait-on usé d’une telle douceur à son égard ? Pourquoi s’était-on abstenu de lui tordre le cou, à lui aussi ? Pourquoi son adversaire avait-il adopté pour lutter une tactique aussi inoffensive ? Dénonciation, enlèvement presque bienveillant ?… Oh ! d’ailleurs, l’explication se présentait d’elle-même : on n’avait pas voulu se souiller les mains en zigouillant un simple mercenaire… Oui ! Et il fallait aussi savoir à qui il avait envoyé son télégramme. Voilà une piste que j’avais trop tendance à oublier… 

Le patron me héla depuis l’office et, sans commentaire, me tendit une tasse de café brûlant, ainsi qu’une sorte de montagne qui se révéla être un délicieux sandwich au jambon posé sur une assiette. C’était juste ce dont j’avais besoin. Pendant que je mordais dedans, il plissa les yeux, m’étudia, et finit par demander :

« Quelque chose de neuf ? »

J’acquiesçai d’un geste du menton. « Oui. Un pistolet. Mais c’est Lel qui l’a trouvé. Pas moi. Moi, je ne suis qu’un imbécile.

— Hum… Oui. Ce chien est vraiment très intelligent. Quel genre de pistolet ?

— Intéressant, dis-je. Une arme de professionnel… À propos, tiens, avez-vous déjà entendu parler de pistolets chargés avec des balles en argent ? »

Le patron observa quelques instants de silence. Sa mâchoire s’était contractée.