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« Du Barnstokr, déclama-t-il d’une voix chantante. Pour vous servir.

— Le grand du Barnstokr ? » m’informai-je en lui serrant la main. C’était avec une déférence sincère.

« En personne, cher monsieur, en personne, dit-il. À qui ai-je l’honneur ? »

Je me présentai. J’étais sous l’emprise d’une timidité imbécile, peu caractéristique du corps de fonctionnaires de police auquel j’appartenais. Il était évident au premier coup d’œil qu’un type de ce genre n’avouait pas tous ses revenus et devait remplir ses déclarations d’impôts avec un grand flou artistique.

« Comme c’est charmant ! » chanta soudain du Barnstokr en s’agrippant à mon revers. « Où l’avez-vous trouvée ? Brunn, mon enfant, regardez donc ! Quelle charmante décoration ! »

Entre ses doigts venait d’apparaître une violette. Elle avait une couleur intense. Un parfum non moins intense m’entoura à la même seconde. Je m’obligeai à applaudir, encore que je ne fusse pas fervent amateur de ce genre de tours. Depuis son fauteuil, la jeune créature bâilla à s’en décrocher la-mâchoire, puis appuya une de ses jambes en travers de l’accoudoir.

« Dissimulée dans la manche », commenta-t-elle. Elle avait une voix de basse éraillée. « Un tour débile, mon oncle. 

— Dans ma manche ! » répéta du Barnstokr, non sans tristesse. « Enfin voyons, Brunn, ce serait trop élémentaire. Élémentaire et effectivement débile, comme vous dites. Et indigne d’un connaisseur avisé comme M. Glebski. »

Il posa la violette sur sa paume, la fixa en haussant les sourcils, et la fleur disparut. Je serrai les lèvres et secouai la tête. Je ne parvenais pas à trouver mes mots.

« Quelle maîtrise magnifique dans la pratique du ski, monsieur Glebski ! enchaîna du Barnstokr. Je vous ai observé depuis la fenêtre. Je dois avouer que ce fut pour moi un plaisir authentique.

— Allons donc ! bégayai-je. Autrefois, oui, je le reconnais…

— Mon oncle », m’interrompit la créature qui restait complètement engloutie dans son fauteuil, « fabriquez-moi plutôt une petite cigarette. »

Du Barnstokr sembla retrouver soudain un souvenir enfoui :

« Ah ! j’oubliais ! Monsieur Glebski, permettez-moi de faire les présentations : voilà Brunn, enfant unique de mon cher frère défunt… Brunn, mon enfant ! »

L’enfant s’extirpa du fauteuil avec mauvaise grâce et s’approcha. Je remarquai sa chevelure très fournie, féminine… féminine ? Peut-être pas, après tout ; disons adolescente. Ses jambes étaient prises dans un pantalon fuseau qui collait à la chair. Des jambes maigres, de gamin… de gamin ? Rien n’était moins sûr. Au contraire : des jambes sveltes, de jeune fille. Quant au blouson, il avait bien trois tailles de plus que nécessaire. Bref, j’aurais préféré que du Barnstokr eût mentionné en me présentant l’enfant de son cher disparu : neveu ou nièce. Garçon ou fille, l’enfant étira ses lèvres roses et délicates en un sourire indifférent et me tendit une menotte hâlée où abondaient les égratignures.

« N’est-ce pas que nous vous avons flanqué une belle frousse ? s’informa Brunn d’une voix sifflante. Tout à l’heure, sur la route… Vous nous avez trouvés dangereux ?

— Nous ? » m’étonnai-je. Avec un peu de chance, l’enfant reprendrait sa phrase à la première personne. Dangereux ou dangereuse, voilà ce que je désirais entendre.

« Enfin, quand je dis nous… Lui, bien sûr. Bucéphale. Ça, pour faire peur aux gens, il ne renâcle pas… Il lui a un peu aspergé ses lunettes », expliqua-t-il à son oncle.

Du Barnstokr commenta aimablement : « Dans le cas qui nous occupe, Bucéphale n’est pas le légendaire cheval d’Alexandre de Macédoine. Ici, Bucéphale est une moto, cette redoutable et scandaleuse machine qui me tue lentement depuis ces deux dernières années et qui, je le sens bien, finira par me conduire à la tombe.

— Juste une petite cigarette », rappela l’enfant.

Du Barnstokr hocha la tête d’un air affligé et exprima son impuissance en levant les bras. Quand ses mains se rejoignirent, une cigarette fumait entre ses doigts. Il la tendit à la jeune créature. Celle-ci tira une bouffée et grogna, capricieuse :

« Pouah ! Toujours ces affreux filtres !

— Vous voudrez probablement prendre une douche après l’effort, dit du Barnstokr. Le repas va bientôt être servi…

— Oui, dis-je. Bien sûr. Je vous prie de m’excuser. »

Je me sentis fort soulagé de pouvoir fausser compagnie à ces deux personnages. Je n’avais pas été au plus haut de ma forme. Parce que j’avais été pris au dépourvu ? Tout de même, il ne fallait pas confondre un magicien célèbre sur la piste d’un cirque et ce même magicien célèbre rencontré en privé. Je saluai du mieux que je pus et montai quatre à quatre au premier étage.

Le couloir était vide, comme tout à l’heure. Des boules de billard s’entrechoquaient toujours dans le lointain. Et comme tout à l’heure, cette maudite douche restait fermée à clé. Je fis une toilette raisonnable au-dessus du lavabo de ma chambre et me changeai. Puis, une cigarette à la main, je m’affalai sur le divan. Une bienheureuse lassitude s’était emparée de moi et je m’abandonnai pour quelques instants sur la pente d’une petite sieste. Je fus réveillé en sursaut par un cri perçant. Le cri avait retenti dans le couloir et avait été accompagné d’un rire sanglotant, lugubre. Presque à la même seconde, on frappa à la porte. La voix de Kaïssa miaula : « Le déjeuner est servi ! » Je répondis quelque chose comme Oui-oui, j’arrive ! et ôtai mes pieds du divan. Du bout des orteils, je me mis à chercher mes pantoufles. « Le déjeuner est servi ! » résonna la voix, déjà éloignée, puis une nouvelle fois : « Le déjeuner est servi ! » À nouveau s’éleva un court glapissement, auquel succéda un rire de fantôme. L’inévitable cliquetis de chaînes rouillées était dans l’air. Je n’eus donc pas à me concentrer beaucoup pour l’entendre.

Je me passai un peigne dans les cheveux et expérimentai devant le miroir quelques expressions bien typées : attention aimable, mais distraite ; masque mâle et fermé du professionnel ; disposition bonasse à faire connaissance avec tout le monde ; sourire suffisant. Rien ne me sembla convenir à la situation. Je décidai de briser là cette gymnastique faciale, fourrai dans ma poche des cigarettes destinées à la jeune personne et sortis dans le couloir. Pour me retrouver aussitôt cloué sur place.

La porte de la chambre d’en face était béante. Dans l’embrasure, juste en dessous du linteau, les pieds vissés à l’un des panneaux et le dos appuyé de l’autre côté, un homme était suspendu et me regardait. Bien qu’invraisemblable, sa pose donnait une impression de grand naturel. Et donc cet homme me dévisageait avec un regard plongeant ; il avait la bouche ouverte sur de longues dents jaunies et son bras replié m’adressait un salut militaire.

« Bonjour, dis-je, après un temps de silence. Besoin d’aide ? »

Un bond gracieux et félin le ramena sur le plancher. Il continuait à faire son salut militaire et il s’immobilisa ainsi devant moi, au garde-à-vous.

« J’ai bien l’honneur, inspecteur, dit-il. Je me présente : lieutenant-chef de cybernétique Simon Simonet.

— Repos ! » dis-je, et nous nous serrâmes la main.

« À proprement parler, je suis physicien. Mais “de cybernétique” sonne presque aussi bien que “d’infanterie”. Vous ne trouvez pas que c’est rigolo ? » Et, sans transition, il se répandit en un horrible esclaffement, ce rire que je connaissais déjà, propre à provoquer des visions de taches sanglantes, indélébiles, et des échos de chaînes rouillées et bruissantes, cadenassées à jamais sur des membres squelettiques.