— Mais vous êtes mécanicien », lançai-je avec une joie mauvaise. « Comment pouvez-vous continuer à prétendre que vous êtes mécanicien, et même conducteur, si vous n’y connaissez rien en automobiles ?
— Donnez-moi la valise, autrement il y aura un malheur.
— Qu’allez-vous en faire ?
— Je vais vite emporter loin la valise.
— Où ? Vous savez bien que la route est obstruée par un éboulement.
— C’est égal. Je transporterai la valise le plus loin possible. J’essaierai de désamorcer la valise. Si je ne réussis pas, je courrai. Elle restera là-bas, c’est mieux.
— Bien », dis-je, et je quittai l’appui de la table. « Allons là-bas.
— Comment ?
— En prenant ma voiture. J’ai une bonne voiture, un véhicule de marque Moskvitch. Prenons la valise, transportons-la à l’écart. Nous regarderons ensemble à l’intérieur. »
Il ne bougea pas de son fauteuil.
« Vous, pas besoin. C’est très dangereux.
— Aucune importance. J’assume le risque. Eh bien ? »
Il n’avait pas bougé d’un millimètre et il se taisait. Je l’apostrophai : « Qu’est-ce que vous avez à prendre racine dans ce fauteuil ? Vous m’avez dit que c’était dangereux, qu’il fallait faire vite !
— Ça ne va pas, dit-il enfin. Essayons d’une autre manière. Vous ne voulez pas donner la valise, alors vendez la valise. Hein ?
— C’est-à-dire ? » m’intéressai-je, en m’appuyant à nouveau sur le rebord de la table.
« J’offre de l’argent, beaucoup d’argent. Vous m’offrez la valise. Personne ne sait rien, tous sont contents. Vous avez trouvé la valise, j’ai acheté la valise. C’est tout.
— Et combien allez-vous m’offrir ? demandai-je.
— Beaucoup. Autant que vous voulez. Tenez. »
Il mit la main à l’intérieur de sa veste et en ressortit une liasse de billets d’une épaisseur considérable. Je n’avais eu l’occasion de voir des liasses comparables qu’une seule fois dans ma vie — à la Banque nationale, au cours d’une enquête sur de la fausse monnaie.
« Combien y a-t-il dans votre main ? demandai-je.
— Insuffisant ? Alors, encore cela, tenez. »
Il fit glisser sa main dans une poche latérale et en retira une deuxième liasse tout aussi énorme, qu’il jeta sur la table à côté de la première. À côté de moi.
« Et ici, combien y a-t-il ? dis-je.
— Quelle importance ? fit-il, étonné. Tout est pour vous.
— L’importance est de taille. Vous pouvez dire quelle somme ceci représente ? »
Il conserva le silence. Ses yeux roulaient en tous sens, divergeaient, convergeaient.
« Bien. Donc vous ne pouvez pas le dire. Et où avez-vous pris cet argent ?
— Il est à moi.
— Ça suffit, Luarwick. Qui vous l’a donné ? Quand vous êtes entré à l’hôtel, vos poches étaient vides. C’est Moses, ce ne peut être que lui. N’est-ce pas ?
— Vous ne voulez pas l’argent ?
— Voilà, dis-je. Voilà ce que nous allons faire. L’argent, je le confisque, et vous, je vous poursuis pour tentative de corruption de fonctionnaire. Vous avez fourré les pattes dans une sale histoire, Luarwick. Il ne vous reste plus qu’une seule issue : tout raconter sans omettre le moindre détail. Qui êtes-vous ?
— Vous avez pris l’argent ? se renseigna Luarwick.
— Je l’ai confisqué.
— Confisqué… Bien, dit-il. Et où est la valise ?
— Vous ne comprenez pas ce que signifie le mot “confisqué” ? demandai-je. Demandez donc à Moses. Je reprends : qui êtes-vous ? »
Sans dire un mot, il se leva et se dirigea vers la porte. Je ratissai les billets en tas sur la table et partis derrière lui. Nous parcourûmes le couloir et commençâmes à descendre l’escalier.
« Cela ne vous sert à rien si vous ne donnez pas la valise, dit Luarwick. Cela ne vous apportera rien.
— Inutile de me menacer, précisai-je.
— Vous serez cause d’un grand malheur.
— Assez de bobards, dis-je. Si vous refusez de dire la vérité, libre à vous. Mais vous êtes déjà mouillé dans cette affaire jusqu’au cou, Luarwick, et vous avez mouillé Moses par la même occasion. Vous aurez du mal à vous en sortir, maintenant. D’un moment à l’autre la police va arriver ici, et à partir de là vous serez obligé de dire la vérité, que cela vous plaise ou non… Stop ! Non, pas par ici. Suivez-moi. »
Je le tirai par sa manche vide et le conduisis dans le bureau de l’hôtel. Puis j’appelai le patron et fis le compte de l’argent en sa présence. Pendant que je rédigeais le procès-verbal, Snevar à son tour compta les billets — il y en avait pour plus de quatre-vingt mille couronnes, soit, en salaire, l’équivalent de dix ans de travail irréprochable. Puis j’apposai ma signature à la fin du procès-verbal.
Luarwick se tenait à l’écart, et il dansait maladroitement d’un pied sur l’autre, comme un homme qui aurait eu envie de s’éloigner au plus vite.
« Signez ici », dis-je en lui tendant un stylo.
Il saisit le stylo, l’examina attentivement, puis le reposa sur la table comme si je venais de lui confier une pièce de musée.
« Non, dit-il. Je m’en vais.
— Comme vous voulez, dis-je. Votre situation ne s’en trouvera pas modifiée pour autant. »
Aussitôt, il pivota et sortit, non sans se heurter violemment l’épaule contre le chambranle de la porte. Snevar et moi échangeâmes un regard.
« Pourquoi a-t-il voulu vous acheter ? demanda le patron. Que désirait-il obtenir ?
— La mallette, dis-je.
— Quelle mallette ?
— Celle d’Olaf, qui est enfermée dans votre coffre…» Je sortis la clé et tirai à moi la porte blindée. « Vous la voyez ?
— Ne me dites pas que ceci vaut quatre-vingt mille couronnes ? » s’étonna le patron. Une note très perceptible de respect vibrait dans sa voix.
« Elle vaut probablement beaucoup plus, Alek. C’est une sombre histoire. » J’empilai les liasses dans le coffre, poussai à nouveau la lourde porte et glissai le procès-verbal dans ma poche.
« Qui est ce Luarwick ? » fit le patron d’un air pensif. « D’où tient-il des sommes pareilles ?
— Luarwick n’avait pas un sou. C’est Moses qui lui a donné cet argent, Moses et personne d’autre. »
Snevar leva l’index droit à la hauteur de ses yeux, comme s’il s’apprêtait à faire un commentaire, puis se ravisa. Il se frotta vigoureusement le menton et au lieu du commentaire attendu laissa échapper un aboiement. « Kaïssa ! » hurla-t-il. Puis il sortit. Je m’attardai un moment derrière le comptoir. J’avais entrepris de réexaminer tous les éléments que j’avais en mémoire. Je me mis à trier l’un après l’autre les plus petits détails, les événements les plus insignifiants, tout ce dont j’avais été témoin depuis que j’avais posé le pied dans cette auberge. Et en fait, je me rappelais une foule de choses.
Par exemple, je me rappelais que lors de notre première rencontre Simonet portait un costume gris, et qu’à la soirée d’hier il avait une tenue bordeaux, et que ses boutons de manchettes ressemblaient à deux petites pierres jaunes. Je me rappelais que quand Brunn mendiait une cigarette à son oncle, celui-ci choisissait toujours son oreille droite pour la faire apparaître. Je me rappelais que Kaïssa possédait un grain de beauté minuscule sur la narine droite ; que du Barnstokr, lorsqu’il se servait de sa fourchette, levait l’auriculaire ; que la clé de ma chambre avait la même forme que celle de la chambre d’Olaf ; et mille autres détails anodins de ce genre. Dans cette montagne de fumier, je découvris cependant deux perles. Premièrement, quand l’avant-veille au soir Olaf, tout saupoudré de neige, s’était avancé au centre du hall avec sa mallette noire, il avait regardé autour de lui avec cet air caractéristique des gens qui savent qu’on va les accueillir ; j’avais noté que son regard s’était arrêté derrière mon épaule, vers les tentures fermant le passage qui menait à l’aile occupée par les Moses ; j’avais alors cru voir la tenture bouger, et j’en avais conclu qu’elle avait été soulevée par un courant d’air. Deuxième souvenir : lorsque je faisais la queue devant la salle de douche, j’avais vu Olaf et Moses descendre l’escalier ensemble, bras dessus, bras dessous…