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Tous ces éléments convergeaient. Et aboutissaient avec constance à une conclusion dépourvue d’ambiguïté : Olaf, Moses, et maintenant Luarwick — tous ces types constituaient une seule et même bande, et cette bande évitait de s’afficher en tant que telle. Et si l’on se souvenait que j’avais surpris Moses dans la chambre-musée, à côté de ma propre chambre, cinq minutes à peine avant de découvrir chez moi la table saccagée et surtout, au milieu de la colle, ce papier qui parlait de gangster et de maniaque ; si l’on se souvenait que la montre en or de Moses avait été placée subrepticement — subrepticement, oui, de toute évidence, et ensuite retirée de la même manière — dans les affaires de Heenkus… et si l’on se souvenait que Mme Moses avait été la seule personne (en dehors de Kaïssa, peut-être) absente de la salle à manger au moment précis où Heenkus était ficelé comme un saucisson et jeté sous la table du musée… si l’on mettait bout à bout tous ces souvenirs, on obtenait un tableau extrêmement curieux.

Dans ce tableau s’imbriquaient assez bien deux pièces supplémentaires du puzzle : la déclaration de Heenkus qui prétendait que l’une de ses valises s’était métamorphosée en faux bagage, et la circonstance qui faisait de Mme Moses l’unique témoin ayant aperçu de près le double de Heenkus. Certes, Brunn aussi avait vu quelqu’un, mais on ne pouvait certifier qu’il s’était bien agi du sosie de Heenkus. Elle avait aperçu la pelisse de Heenkus, d’accord. Mais pas la personne qui s’était emmitouflée à l’intérieur.

Bien entendu, il subsistait dans ce tableau bon nombre de taches inexplorées, des blancs totalement inexplicables… Mais au moins, maintenant, la répartition des forces en présence devenait plus claire : dans un camp Heenkus, dans l’autre les Moses, Olaf et Luarwick. Et d’ailleurs, si l’on prenait en considération la conduite tout à fait absurde de Luarwick, ainsi que l’impudence maladroite avec laquelle Moses avait muni Luarwick de billets de banque, on pouvait estimer que l’affaire approchait d’une crise, et d’une crise ouverte… À ce moment de mon analyse, il me vint soudain à l’esprit que j’avais peut-être tort de retenir Heenkus cadenassé à l’intérieur de sa chambre. Dans l’affrontement qui s’annonçait, j’avais certainement avantage à compter sur un allié, fût-ce un personnage aussi douteux, un aussi pur gibier de potence que ce fameux Heenkus.

Voilà mon plan, pensai-je. Je vais leur jeter dans les pattes mon gangster maniaque. Qui sait ? Moses s’imagine peut-être que Heenkus est toujours hors d’état de nuire, sous sa table. Voyons un peu quelle sera sa réaction quand Heenkus arrivera soudain dans la salle à manger pour prendre le petit déjeuner. J’avais décidé d’ajourner la réflexion sur deux thèmes essentiels : qui s’était emparé de Heenkus, et comment ; et qui avait assassiné Olaf, et comment. J’écrasai ma réflexion sur le bord du cendrier et l’abandonnai à son triste sort, qui était de finir de se consumer derrière moi.

« Petit déjeuner ! » piailla Kaïssa quelque part au premier étage. « Le petit déjeuner est servi ! »

CHAPITRE QUATORZE

Je trouvai Heenkus déjà debout. Il était au milieu de la chambre, bretelles abaissées, et il s’essuyait le visage avec une serviette de bain.

« Bonjour, dis-je. Alors, ce matin, comment vous sentez-vous ? »

Il me regarda par en dessous, avec des yeux soupçonneux ; son visage était quelque peu enflé, mais dans l’ensemble il avait repris un aspect assez potable. En particulier, il avait complètement perdu son air de putois affolé, poursuivi par une meute, air qui avait élu domicile sur ses traits lors de nos entrevues de cette nuit.

« Plus ou moins bien, grommela-t-il. Pourquoi m’avait-on enfermé à clé ?

— Vous avez eu une attaque de nerfs », expliquai-je. Sa figure se contracta. « Mais rien de bien grave. Le directeur de l’hôtel vous a fait une piqûre et a fermé votre porte à clé, afin que personne ne vienne vous déranger. Vous allez prendre votre petit déjeuner ?

— Oui, j’y vais, dit-il. Je vais déjeuner et me tirer d’ici, nom de Dieu ! Et pour commencer, je vais récupérer mes arrhes. Tu parles de vacances à la montagne !…» Il froissa la serviette et la jeta sans regarder où elle atterrissait. « Nom de Dieu ! Des vacances pareilles, c’est des coups à perdre la boule ! La tuberculose, c’est rien, à côté… Et mon manteau, vous l’auriez pas vu ?… Et ma chapka…

— Ils doivent être restés sur le toit, dis-je.

— Sur le toit…» grogna-t-il en enfilant ses bretelles. « Sur le toit…

— Oui, dis-je. Vous n’avez pas de chance. Heureusement qu’il y a des gens compatissants. Enfin, nous en reparlerons. »

Je fis demi-tour et allai en direction de la porte.

« Espérez tout de même pas que je vais en discuter ! » me lança-t-il rageusement.

Personne n’était encore venu s’asseoir à la table de la salle à manger. Kaïssa disposait les assiettes où s’empilaient des sandwiches. Je lui dis bonjour et me choisis une nouvelle place : dos tourné au buffet, visage orienté vers la porte, à gauche de la chaise de du Barnstokr. À peine m’étais-je installé que Simonet fit son apparition, vêtu d’un vaste chandail multicolore. Il était rasé de frais, ses yeux étaient rouges et légèrement gonflés.

« Quelle nuit, inspecteur, hein ? dit-il. J’étais tellement énervé que je n’ai même pas dormi cinq heures. J’ai passé mon temps à avoir l’impression que dans l’air flottait une odeur de charogne. Et aussi une odeur de produit pharmaceutique.

Vous savez, dans le genre formol…» Il s’assit, se sélectionna un sandwich puis me fixa. « Alors ? Vous avez trouvé ? demanda-t-il.

— Tout dépend de quoi il est question, répondis-je.

— Ah ! ah ! » dit-il, et il rit bruyamment, mais sans conviction. « Vous n’avez pas l’air en grande forme.

— Chacun a la tête qu’il mérite », philosophai-je, et à la même seconde entrèrent les du Barnstokr. En voilà deux qui étaient frais comme des gardons. L’oncle avait eu l’élégance de placer un aster à sa boutonnière, ses boucles argentées entouraient sa calvitie d’une couronne bien fournie, à la noblesse incontestable ; quant à la nièce, elle faisait sa réapparition en lunettes noires et avec le nez levé dans une attitude aussi insolente que les jours précédents. Le cher oncle rejoignit sa chaise en frottant ses paumes l’une contre l’autre ; il me jetait de petits regards assez insistants.

« Bonjour, inspecteur, articula-t-il d’une voix chantante, plutôt tendre. Quelle nuit de cauchemar ! Bonjour, monsieur Simonet. N’est-il pas vrai ?

— Salut, marmonna l’enfant.

— Je boirais volontiers un petit cognac », annonça Simonet avec une sorte de nostalgie. « Seulement, cela pourrait paraître déplacé, hein ? Ou peut-être pas ?

— Je ne sais trop, à vrai dire, soupira du Barnstokr. Je ne m’y risquerais pas, pour ma part.

— Et l’inspecteur ? » dit Simonet.

Je secouai négativement la tête et bus d’une traite le café que Kaïssa venait de poser en face de moi.

« Dommage, dit Simonet. Autrement, j’en aurais avalé un.