— Et où en sont nos affaires, mon cher inspecteur ? s’informa du Barnstokr.
— L’enquête s’est engagée sur une piste, communiquai-je. La police a entre les mains la clé du mystère. Une quantité de clés du mystère. Tout un trousseau. »
Simonet démarra à nouveau un rire fracassant qu’il interrompit dans la seconde, pour reprendre aussitôt un masque sérieux.
« Je suppose qu’il nous faudra passer toute cette journée bloqués entre quatre murs, dit du Barnstokr. Je suppose qu’il sera interdit de quitter l’hôtel ?…
— Pourquoi donc ? rétorquai-je. Autant que vous en aurez envie. Plus vous sortirez et mieux ce sera, au contraire.
— De toute façon, on ne pourra pas prendre la poudre d’escampette, ajouta Simonet. À cause de l’éboulement. Nous sommes coincés comme dans une souricière. Pour la police, c’est la situation idéale. Bien sûr, moi, je pourrais m’enfuir par les rochers, mais…
— Mais ? demandai-je.
— Mais, pour commencer, il y a une telle masse de neige que je ne pourrais pas atteindre la paroi rocheuse. Et ensuite, qu’est-ce que je ferais une fois de l’autre côté ?… Écoutez, messieurs, proposa-t-il. Et si nous entreprenions une promenade par la route ? Histoire d’aller voir à quoi ressemble le Goulot de Bouteillé ?…
— Pas d’objection, inspecteur ? se renseigna du Barnstokr.
— Aucune », dis-je. Sur ces entrefaites rappliquèrent les Moses. Eux aussi étaient frais comme des gardons. Mme Moses, surtout ; fraîche comme un gardon, euh… comme une rose… comme une somptueuse rose. Moses, lui, n’avait pas modifié d’un poil son apparence de vieux cactus, pour ne pas dire de sale vieux rutabaga. En marchant, il pompait le contenu de son éternelle chope. Sans saluer, il se dirigea vers sa chaise, s’y écroula avec une distinction d’hippopotame et se mit aussitôt à considérer d’un air revêche les sandwiches empilés en face de lui.
« Bonjour, messieurs ! » articula Mme Moses en faisant jouer sa petite voix cristalline.
Je jetai un regard oblique à Simonet. Simonet jetait un regard oblique sur Mme Moses. Ses yeux exprimaient un sentiment intermédiaire entre le scepticisme et l’incrédulité. Puis il fut ébranlé par un haussement d’épaules spasmodique et se précipita sur sa tasse de café.
« Quelle charmante matinée, poursuivait Mme Moses. Il fait si bon, quel temps ensoleillé, magnifique ! Pauvre Olaf ! Il n’aura pas vécu jusque-là !
— Nous en serons tous là un jour ou l’autre », proclama soudain Moses, la gorge enrouée.
« Amen », compléta poliment du Barnstokr.
Je dirigeai mes yeux sur Brunn. La petite fille était renfrognée et plongeait obstinément son nez dans sa tasse. La porte s’ouvrit à nouveau, et Luarwick L. Luarwick entra, en compagnie du patron de l’hôtel. Celui-ci avait sur la figure son sourire affligé.
« Bonjour, messieurs, dit-il. Permettez-moi de vous présenter M. Luarwick Luarwick, qui est arrivé chez nous pendant la nuit. Il a eu le malheur d’être victime d’un accident alors qu’il faisait route vers notre auberge. Bien entendu, nous lui offrirons de tout cœur notre hospitalité. »
À en juger par l’aspect du sieur Luarwick Luarwick, l’accident avait dû être monstrueux, et il avait le plus grand besoin de notre hospitalité. Snevar fut obligé de le prendre sous le coude et littéralement de le pousser à mon ancienne place, à côté de Simonet.
« Enchanté, Luarwick ! » prononça M. Moses, d’une voix on ne peut plus rauque. « Faites comme chez vous, Luarwick, vous êtes ici entouré d’amis.
— Oui », dit Luarwick, un œil dirigé sur moi, l’autre sur Simonet. « Le temps est superbe. Tout à fait l’hiver…
— Billevesées que tout cela, Luarwick, l’interrompit Moses. Parlez moins, et mangez plus. Vous avez l’air épuisé… Simonet, rappelez-nous donc cette histoire de maître d’hôtel. Qu’est-ce qui lui était arrivé, déjà ? Je ne me rappelle plus comment il avait mangé son tournedos…»
Et alors enfin apparut Heenkus. Il se pétrifia dès qu’il eut franchi le seuil. Simonet s’était à nouveau lancé dans l’exposé des aventures du maître d’hôtel, et tandis qu’il expliquait que le maître d’hôtel en question n’avait pas mangé le moindre tournedos, et que c’était tout le contraire, Heenkus était figé à l’entrée de la salle et je l’observais, en m’efforçant en même temps de ne pas perdre de vue les Moses. Je l’observais, je les observais tous, et je ne comprenais rien à la scène. Mme Moses croquait des biscottes arrosées de crème fraîche et elle manifestait tout son enthousiasme pour les explications du farceur mélancolique. M. Moses avait bien posé son regard sur Heenkus, mais avec une indifférence absolue, et aussitôt il s’était remis à boire dans sa chope. Heenkus, en revanche, n’avait pas réussi à dominer les jeux de sa physionomie.
Tout d’abord, son expression avait paru totalement abasourdie, comme si quelqu’un s’était avisé de lui cogner le crâne avec une bûche. Puis son visage s’était éclairé d’une joie évidente, proche de l’extase, et il s’était même oublié jusqu’à sourire soudain comme un enfant. Puis un rictus débordant de rage avait tordu ses lèvres, il avait serré les poings et avait fait un brusque pas en avant. Seulement, à mon intime stupéfaction, ce n’étaient pas les Moses qui avaient suscité tant d’émotions diverses. Mais les du Barnstokr. Il avait commencé par les fixer avec une profonde hébétude, puis avec soulagement, puis avec allégresse, puis avec une fureur qui avait tourné à la satisfaction sadique. Il s’aperçut alors que mon regard interceptait le sien, et il se radoucit un peu, ou du moins baissa la tête. Puis il avança jusqu’à sa chaise.
« Comment vous sentez-vous, monsieur Heenkus ? » se renseigna du Barnstokr, en s’inclinant en avant afin de mieux témoigner de sa sympathie. « L’air des montagnes a sans doute…»
Heenkus leva sur lui de petits yeux jaunes fous furieux.
« Je ne me sens pas trop mal, dommage pour vous », répondit-il, et il s’assit. « Mais vous, vous vous sentez bien, vous ? »
Du Barnstokr marqua son ahurissement en se renversant sur le dossier de son siège.
« Moi ? Euh… je vous remercie…» Il m’interrogea du regard, puis se tourna vers Brunn. « Peut-être ai-je, par inadvertance, blessé… heurté… En ce cas, je vous présente…
— C’est raté sur toute la ligne ! » continua Heenkus, et il fourra une serviette devant son plastron avec une exaspération brutale. « T’as manqué ton coup, hein, vieux bonhomme ? »
L’embarras de du Barnstokr était à son comble. Les conversations s’étaient interrompues, et tous essayaient de comprendre ce qui se passait entre Heenkus et le vieil illusionniste.
« À vrai dire, je crains…» Du Barnstokr ne savait manifestement pas quelle attitude adopter. « Vous savez, j’ai dit cela par pure politesse, et je n’avais aucunement l’intention…
— C’est ça, c’est ça, changeons de sujet, comme ça personne pigera rien », fit Heenkus.
Il avança les deux mains, s’empara d’un gros sandwich, en enfila un coin dans sa bouche, mordit dedans et, sans plus regarder alentour, se mit à mastiquer à coups de mâchoires voraces.
« Monsieur aurait intérêt à mettre fin à ses goujateries ! » s’exclama soudain Brunn.
Heenkus lui décocha un bref coup d’œil et aussitôt détourna le regard.
« Brunn, mon enfant…», dit du Barnstokr.
Brunn tapotait du couteau dans son assiette. « Ah ! monsieur monte sur ses grands chevaux ! Monsieur ferait mieux d’arrêter de s’imbiber comme une éponge !…
— Messieurs ! Messieurs ! intervint le patron. Tout cela ne vaut pas la peine de se fâcher !