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— Ne vous mettez pas en souci, Snevar, plaça en hâte du Barnstokr. Il ne s’agit que d’un malentendu négligeable… Les nerfs sont à vif… Les événements de cette nuit…

— Monsieur a entendu ce que j’ai dit ? » demanda Brunn, menaçant, fusillant Heenkus depuis ses oculaires noirs.

« Messieurs ! » intervint à nouveau le patron, avec une autorité indéniable. « Messieurs ! Je vous prie de m’accorder votre attention ! Je ne vais pas discourir sur les tragiques événements de cette nuit. Il ne m’échappe pas que les nerfs sont à vif. Mais, d’un côté, l’enquête sur le sort du malheureux Olaf Andvaravors repose à présent entre des mains expertes, celles de l’inspecteur Glebski, qu’un heureux concours de circonstances a permis de compter parmi nous. Et d’un autre côté, il est inutile d’accueillir avec une nervosité excessive le fait que nous soyons coupés du monde extérieur de manière temporaire…»

Heenkus interrompit sa mastication et leva la tête.

« Car nos caves sont pleines, messieurs ! » continua le patron, pris d’une ardeur solennelle. « Toutes les victuailles possibles et imaginables seront mises à votre disposition, sans même parler de quelques victuailles inimaginables. Et je suis persuadé que dans quelques jours, lorsque l’équipe de secours aura réussi à franchir l’éboulement, elle nous trouvera tous…

— Hein ? Quel éboulement ? » s’exclama Heenkus d’une voix forte, en enveloppant d’un regard stupéfait l’ensemble des convives. « Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle invention ?

— Ah oui ! Excusez-moi ! » dit le patron, en appliquant sur son front sa paume d’ours. « Il m’était sorti de l’esprit que plusieurs de nos hôtes pouvaient encore tout ignorer de cet incident. Eh bien, voilà : hier, à dix heures du soir, une avalanche a obstrué le Goulot de Bouteille, et du même coup a coupé notre liaison téléphonique avec le reste du monde. »

Le silence se mit à régner autour de la table. Chacun mangeait en s’absorbant dans la contemplation de son assiette. Heenkus avait la lippe pendante et son aspect avait retrouvé celui d’un homme qui cherche sa respiration après un direct à l’estomac. Luarwick L. Luarwick mâchonnait mélancoliquement un citron ; il mordait au hasard de la chair et de la peau sans établir de différence entre les deux. Le long de son menton étroit coulait un jus jaunâtre, et ce jus gouttait ensuite sur sa veste. Je serrai les maxillaires, avalai mon café et déclarai : 

« J’ai à ajouter les précisions suivantes. Deux bandes de malfrats ont choisi cet établissement pour y régler leurs comptes. En tant que personne non officielle, je ne peux prendre que des mesures à caractère limité. Par exemple, accumuler des matériaux qu’exploiteront plus tard les représentants officiels de la police de Mursbruck. Ces matériaux sont dans l’ensemble déjà collectés, mais je serais très reconnaissant à tout citoyen qui verserait spontanément au dossier de nouvelles informations. Je tiens aussi à rassurer toutes les personnes honnêtes de cette assemblée : elles peuvent se considérer en sécurité absolue et sont libres de se conduire comme bon leur semble. Quant aux autres individus, qui donc constituent les groupes criminels que j’ai mentionnés, je les invite à cesser toute activité délictueuse, afin de ne pas faire empirer leur situation personnelle. Celle-ci est déjà sans espoir. Je signale également que notre séparation d’avec le monde extérieur est très relative. Plusieurs membres de cette assemblée savent déjà que j’ai eu recours, il y a deux heures, à l’amabilité de M. Snevar, qui a bien voulu envoyer à Mursbruck un pigeon voyageur muni de mon rapport. J’attends d’un moment à l’autre l’arrivée d’un avion de la police et c’est pourquoi je me permets de rappeler aux personnes impliquées dans l’assassinat que des aveux et un repentir sincères, exprimés à temps, peuvent grandement améliorer leur sort futur. Messieurs, je vous remercie de votre attention.

— Comme c’est passionnant ! » s’exclama Mme Moses en manifestant une excitation radieuse. « Si je comprends bien, des bandits se cachent parmi nous ? Ah ! inspecteur, donnez-nous plus de détails ! Même si vous ne parlez qu’à demi-mot ! Nous saisirons les allusions ! »

Je louchai vers le patron de l’hôtel. Alek Snevar montrait à ses clients toute la largeur de ses omoplates, et il s’était lancé dans un essuyage en règle des verres à liqueur rangés sur le buffet.

La conversation ne reprenait pas. Les cuillères tintaient discrètement dans les verres. M. Moses reniflait avec bruit au-dessus de sa chope, et il vrillait les yeux successivement sur chacun des convives. Personne ne s’était démasqué, mais ceux pour qui il était temps de réfléchir à leur destin, tous ceux-là étaient en train de méditer dur. J’avais lâché un bon furet dans le poulailler et il ne me restait plus qu’à me tenir dans les parages pour attendre la suite des événements.

Du Barnstokr fut le premier à quitter la table.

« Mesdames et messieurs ! dit-il. J’appelle toutes les honnêtes gens ici présentes à chausser leurs skis et à entreprendre une petite promenade. Que le soleil, l’air frais, la neige et notre conscience sans tache nous soutiennent et nous apaisent. Brunn, mon enfant, venez. »

Les chaises raclèrent le plancher ; les convives se levèrent les uns après les autres et abandonnèrent la grande salle. Simonet avait proposé son bras à Mme Moses. Il faut croire que ses fortes impressions nocturnes s’étaient dissipées notablement sous l’action conjuguée du soleil matinal et d’une soif de satisfactions sensuelles qui demandait toujours à être étanchée. M. Moses venait de convaincre Luarwick L. Luarwick de sortir de table, ou plutôt il l’avait hissé de force en position verticale, et ledit Luarwick finissait de ruminer son citron d’un air nostalgique, tout en se traînant lentement à la suite de Moses, non sans s’emmêler les jambes et les chaussures. 

En face de son petit déjeuner s’obstinait Heenkus, à présent seul à table. Il mangeait avec une application concentrée, comme si son objectif était de faire des réserves avant la famine. Aidée par Snevar, Kaïssa empilait la vaisselle sale.

« Eh bien, Heenkus ? dis-je. On discute ?

— De quoi ? » bougonna-t-il, maussade, en mordillant un œuf abondamment poivré.

« Mais de tout, Heenkus, dis-je. Comme vous le constatez, impossible maintenant de mettre les voiles. Et plus de raison d’aller s’aérer sur le toit. Je me trompe ?

— On n’a rien à se dire, grogna Heenkus sombrement. Je ne sais rien sur cette affaire. Rien du tout.

— Sur quelle affaire ? demandai-je.

— Le meurtre, évidemment ! Quelle autre affaire encore vous voudriez…

— Il y a encore l’affaire Heenkus, dis-je. Vous avez terminé ? Alors, venez avec moi. Par ici, si vous voulez bien, au billard. Le soleil entre par les fenêtres, et nous ne serons dérangés par personne. »

Il ne répondit rien. Finit d’avaler son œuf, déglutit, s’essuya avec sa serviette et se leva.

« Alek, dis-je au patron. Soyez assez gentil, pour descendre dans le hall et vous y installer comme hier soir, comprenez-vous ?

— Oui, acquiesça Snevar. Ce sera fait. »

Il se sécha les mains dans un torchon et sortit sur-le-champ. Je poussai la porte de la salle de billard et m’écartai afin que Heenkus rentre en premier. Il pénétra dans la pièce et s’immobilisa, les mains dans les poches, tout en mâchouillant une allumette. J’allai chercher une des chaises alignées le long du mur, la plaçai en plein soleil et dis : « Asseyez-vous. » Au bout d’une seconde de réflexion, Heenkus s’assit. Il s’assit et aussitôt plissa les paupières : le soleil lui tapait dans les yeux. 

« Toujours ces mêmes vieux trucs de la police…, bougonna-t-il, sans pouvoir cacher son amertume.