— Je dois peut-être m’en aller ? suggéra Simonet.
— Pas du tout, mon vieux. Je préférerais que vous restiez, au contraire. Des fois que ce soit lui qui se mette dans l’idée de s’occuper de moi. Apportez-nous encore de l’eau… au cas où il y aurait de nouveaux évanouissements…
— Et du brandy ! proposa Simonet, très enthousiaste.
— Tout à fait d’accord, dis-je. Nous allons le guérir en deux temps, trois mouvements. Mais ne racontez à personne ce qui vient de se passer. »
Simonet partit et revint aussitôt avec une nouvelle carafe et une bouteille de cognac. Je desserrai les dents de Heenkus et fis couler sur sa langue la valeur d’un demi-verre d’alcool. Puis je me versai dans un verre une dose équivalente que je m’envoyai au fond du gosier sans autre forme de procès. Simonet dénicha un troisième verre et s’empressa de trinquer en notre compagnie. Nous transportâmes ensuite Heenkus jusqu’à un mur. Il était à présent calé, assis, le dos appuyé contre le papier peint. Je lui administrai une seconde douche glacée, puis le giflai à deux reprises. Il ouvrit les yeux et se mit à haleter. On avait l’impression qu’il y avait un phoque dans la pièce.
« Une goutte de cognac ? proposai-je.
— Oui…», accepta-t-il, et il poussa un long soupir rauque.
Je lui offris un deuxième verre de cognac. Il le but, se promena la langue sur les lèvres, puis articula d’un ton décidé :
« Qu’est-ce que vous avez dit tout à l’heure à propos d’un certain article soixante-douze S ?
— On en parlera plus tard », dis-je.
Il secoua la tête et fronça les sourcils.
« Non, pas d’accord. Parce que, de toute façon, je suis bon pour la perpétuité.
— Wanted and listed
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? dis-je.
— Je vous le fais pas dire. Et j’ai plus rien à sauver, maintenant. Sinon ma peau. Je voudrais éviter la cravate de chanvre. Remarquez que j’ai toutes mes chances : j’ai pas touché un cheveu à Olaf, cela vous le savez. Alors, qu’est-ce qu’on retiendra contre moi ? Port d’arme prohibée ? Ça me ferait mal ! Faudrait encore prouver que le pétard m’appartenait et que je le trimbalais sur moi…
— Et les voies de fait sur un inspecteur de police ?
— Justement, voilà où je voulais en venir ! » s’exclama Heenkus, tout en se palpant le crâne d’une main prudente. « À mon avis, personne a vu d’agression. Voies de fait ? Connais pas. Ce qu’il y a eu ici, c’est rien d’autre qu’une séance d’aveux complets, détaillés et sincères, avant le début de l’enquête officielle. Qu’est-ce que vous en pensez, chef ?
— Je n’ai pas encore entendu d’aveux, rappelai-je.
— Ça va venir, dit Heenkus. Bon, alors, vous me donnez votre parole, chef ? Devant le physicien-chimiste ? Vous me promettez qu’on m’appliquera le soixante-douze S ?
— Affaire conclue, dis-je. Pour commencer, on considérera qu’il ne s’est produit ici qu’une bagarre d’ivrognes, ayant pour motif des questions d’ordre privé. Enfin, mettons-nous bien d’accord sur la version officielle : l’ivrogne, c’était toi, évidemment ; moi, j’ai essayé de te ramener à la raison. »
Un hennissement de Simonet résonna à proximité.
« Et moi ? s’enquit-il.
— Eh bien… vous m’avez aidé à le maîtriser. Allez, allez ! Assez papoté. C’est l’heure de passer à table, la Fouine. Mais je te préviens : au moindre mensonge, tu écopes. N’oublie pas, espèce de salaud, que tu m’as presque cassé deux incisives !…
— Bon, dit Heenkus. Je commence par le commencement. C’est le Champion qui m’a envoyé ici. Le Champion, ça vous dit quelque chose ? Ça m’étonnerait que non… Bon, donc, il y a deux mois, le Champion a recruté un type. Où il l’a dégoté, comment il l’a pris à l’hameçon pour qu’il travaille avec la bande, aucune idée. Pareil pour son vrai nom, au type : aucune idée. Dans la bande on l’a surnommé Belzébuth. Ça lui allait comme un gant. Impossible d’imaginer un mec plus sinistre… On a fait deux casses avec ce monsieur, pas plus, mais des casses comme ça, un être normal peut pas s’y frotter. Je vous dis pas le travail : net et sans bavures… du joli boulot… d’ailleurs, vous en avez entendu parler. Le premier, c’est la succursale n° 2 de la Banque nationale. Vu ? Le deuxième, c’est le fourgon blindé aux lingots d’or. Vu ? Alors, chef, vous voyez bien que vous connaissiez déjà ? Vous avez pas chopé les coupables, et ceux que vous avez fourrés en tôle y sont pour rien, pas la peine de dire le contraire. Pour rien de rien. Voilà. Il a travaillé avec nous sur les deux trucs et tout d’un coup le voilà qui décide de décrocher. Pourquoi, ça, c’est une question à part. Mais bref, le Belzébuth se tire, et tout le monde est envoyé dans tous les sens pour le retrouver. Objectif : repérer Belzébuth, le tenir en joue et faire signe au Champion… On avait même reçu la consigne, au cas que les choses tourneraient mal, de l’abattre sur place. Ça s’est goupillé que ça a été moi le premier à l’avoir repéré. Voilà, j’ai terminé mes aveux complets et sincères.
— Hum, dis-je. Et finalement, dans cet hôtel, qui est ton Belzébuth ?
— Ah… Vous avez bien résumé les choses tout à l’heure, chef. Je m’étais fichu dedans à cent pour cent. C’est vous qui m’avez mis la puce à l’oreille. Parce que moi, j’avais passé mon temps à avoir l’illusionniste dans le collimateur. Ce du Barnstokr. Au début, j’ai vu tous ces trucs de magie, ces tours de passe-passe à n’en plus finir. Ça m’a aiguillé sur la mauvaise piste : si Belzébuth voulait se déguiser, qu’est-ce qu’il choisirait ? Pour moins attirer l’attention… Ben évidemment, que j’ai pensé : prestidigitateur ! Le rôle idéal !
— C’est plutôt embrouillé, ton explication, estimai-je. Admettons, pour les tours de passe-passe. Mais comment as-tu pu confondre du Barnstokr et Moses ! C’est le jour et la nuit, non ? L’un est maigre, très grand, l’autre est un petit gros…»
Heenkus agita la main en signe de dénégation.
« Je l’ai connu sous plusieurs aspects, je l’ai vu grassouillet, je l’ai vu comme un clou. Personne peut savoir quelle est son apparence naturelle… Faudrait que vous vous mettiez ça dans le ciboulot, chef. Belzébuth, c’est pas un être humain comme vous et moi. C’est un sorcier, une espèce de loup-garou ! Il a des pouvoirs… il est lié aux forces du mal…
— Du calme, du calme, dis-je. Ne t’emballe pas, la Fouine. »
Heenkus accepta la remarque. « Vous avez raison, fit-il. Bien sûr, personne peut croire l’incroyable sans l’avoir vu en face, de ses propres yeux. Tiens, je vais prendre pour exemple cette bonne femme, cette espèce de bonne femme avec laquelle il voyage. Qui c’est, celle-là, hein, chef ? À votre avis ? Moi, je l’ai vue retourner comme une crêpe un coffre qui pesait dans les deux tonnes, et l’emporter en marchant en équilibre sur une gouttière. De ces yeux qui vous parlent, je l’ai vue, chef. Elle se l’était coincé sous le bras. Et à cette époque c’était un petit bout de femme de rien du tout, une gamine fluette, on l’aurait prise pour une gosse, le genre de la mioche que promène le Barnstokr… mais avec des bras… des bras énormes ! Deux mètres de long… Qu’est-ce que je raconte… Trois, ouais, trois bons mètres de long…
— La Fouine, intervins-je d’une voix sévère. Arrête de me mener en bateau. »
Heenkus agita la main à nouveau et se mit à geindre, puis s’interrompit presque aussitôt et s’anima.