« C’est pourtant pas des mensonges, dit-il. Je vous mène en bateau, que vous dites ? Seulement, mille excuses, faut que vous admettiez que je vous ai fait culbuter sur le plancher, à main nue, et pourtant vous êtes un homme de taille respectable, et vous avez du métier, non ?… Bon, alors, comment vous imaginez que quelqu’un ait pu me maîtriser comme si j’avais été un gamin de deux ans, et me ficeler, et me jeter sous la table, hein ?
— Qui était-ce ? demandai-je.
— C’était elle ! Maintenant, je commence à voir clair. Il a dû me reconnaître, il m’avait pas oublié. Et quand il a pigé que je montais la garde sur le toit et que j’allais pas le laisser s’enfuir vivant, il a envoyé contre moi son espèce de bonne femme. Et il lui a ordonné de prendre ma propre apparence…» Dans les yeux de Heenkus reparut une ombre brusque, qui correspondait à la terreur de la veille au soir. « Sainte Mère de Dieu ! Je suis assis là-haut, et devant moi voilà cette chose qui s’approche et s’immobilise… c’est-à-dire, ma propre forme, moi-même… nu, comme un cadavre, les yeux crevés… Je me demande comment je suis pas mort de peur, comment en tout cas j’ai pu échapper à la folie. Quand je bois, je tiens l’alcool, je suis jamais ivre, c’est comme si on versait de l’eau dans un pot de fleurs… Il a dû remarquer ça, il a dû piger que j’avais quelque chose qui tournait pas rond dans la cafetière. C’est un truc héréditaire, je tiens ça de mon père. Mon petit papa, ouais, il avait des sortes de visions, à tout bout de champ… quand ça le prenait, il se précipitait sur son fusil, fallait le voir tirer dans tous les sens… À mon avis le Belzébuth a dû décider comme ça : soit il allait me rendre dingue, soit il allait me flanquer une telle frousse que je prendrais mes jambes à mon cou sans demander mon reste. Et quand il s’est rendu compte que ça donnait rien, que ça marchait pas, eh bien, en désespoir de cause… il a utilisé la violence…
— Et pourquoi ne t’a-t-il pas zigouillé, tout simplement ? » demandai-je.
Heenkus hocha la tête.
« Non, il en est incapable. C’est vrai, oui, pourquoi est-ce qu’il m’aurait juste ligoté ? Quand on a attaqué le fourgon blindé, comme vous savez, on a dû négocier les gardes. On a eu des gars qui se sont un peu échauffés, c’est des choses qu’arrivent… et dans le feu de l’action, je crois bien que Belzébuth a été éclaboussé de sang… Eh bien, toute sa force magique peut s’évanouir si jamais il touche à la vie humaine. C’est le Champion qui nous a expliqué ça. Autrement, vous croyez qu’il y aurait des cinglés assez cinglés pour se mettre à ses trousses ? Dieu du ciel !
— Admettons », fis-je, d’un ton qui était pour le moins mal assuré.
À nouveau, j’étais en train de ne plus rien comprendre. Heenkus était un malade mental, il l’avait lui-même reconnu. Mais sa folie fonctionnait de manière logique. Dans le cadre de son délire, tous les éléments étaient solides, inattaquables, bien en place, et même les balles en argent avaient leur raison d’être au milieu du paysage. Et (ce qui n’arrangeait rien) ce paysage, malgré son évidente bizarrerie, coïncidait sans problème avec la réalité. Si l’on prenait le coffre de la succursale de la Banque nationale, par exemple : eh bien, il avait effectivement disparu de la façon la plus mystérieuse, il s’était « dissous dans l’atmosphère », pour reprendre les termes utilisés par les experts qui avouaient leur impuissance ; et les seules traces que l’on avait relevées menaient bel et bien sur la corniche du toit. Quant au fourgon, blindé, les témoins du hold-up, comme s’ils s’étaient donné le mot, persistaient à déclarer sous serment qu’au début de l’action un homme avait pris le fourgon par-dessous, puis l’avait renversé sur le côté… Bon sang de bon sang de bon sang de bonsoir, c’était à devenir fou !
« Et les balles en argent, alors ? dis-je, à tout hasard. Pourquoi ce pistolet chargé avec des balles en argent ?
— Parce que…», dit Heenkus, sur un ton qui rendait son explication condescendante. « On ne peut pas abattre un loup-garou avec des balles en plomb, ordinaires. Le Champion avait fondu des balles en argent dès le premier jour, au cas où. Il les avait fondues, et il les avait montrées à Belzébuth : tiens, qu’il lui a dit, t’as vu ? Ça c’est ta mort, compris ? qu’il lui a dit.
— Mais pourquoi sont-ils restés à l’hôtel ? demandai-je. Ils t’ont ligoté, mais eux, pourquoi n’ont-ils pas filé ?
— Ça, j’ignore, reconnut Heenkus. J’ai du mal à saisir le truc. Ce matin, quand j’ai aperçu le Barnstokr, j’avoue que j’en suis resté comme deux ronds de flan. J’étais persuadé qu’ils s’étaient débinés depuis belle lurette… Pff ! Je parle pas du magicien, évidemment… Mais à ce moment-là, je pensais que ce Barnstokr… Enfin, toujours est-il que Belzébuth continue à traîner ses guêtres par ici, et pourquoi il a pas fichu le camp, j’en ai pas la moindre idée. Peut-être qu’il peut pas franchir l’éboulement, lui non plus ?… Il est sorcier, mais il est pas Dieu le père en personne… Par exemple, il arrive pas à voler, ça, on le sait. Pareil pour les murs : il les traverse pas. Pourtant, quand on y pense, sa bonne femme — enfin, cette chose qui est avec lui — pourrait vous creuser un passage dans n’importe quelle avalanche, en deux temps, trois mouvements. Suffirait qu’il lui colle des pelles de bulldozer à la place des bras…»
Je pivotai vers Simonet.
« Eh bien, dis-je. La science a-t-elle un verdict à prononcer ? »
Le visage de Simonet m’étonna. Le physicien semblait avoir perdu toute trace d’humour.
« Dans les considérations de M. Heenkus, dit-il, je relève au moins un détail qui me paraît extrêmement intéressant. Son Belzébuth n’est pas tout-puissant. Vous saisissez la nuance, inspecteur ? C’est une donnée qui me semble essentielle. Et très étrange. Cela contredit ce que j’aurais eu tendance à croire : que dans des fantasmes nés de cervelles ignorantes, chez des gens aussi peu éclairés que ces bandits, il n’y aurait place pour aucune loi, aucune limite. Or il se trouve que c’est tout le contraire… Et Olaf, à propos, comment a-t-il été tué ?
— Ça j’ignore aussi », répondit aussitôt Heenkus d’une voix ferme. « Sur Olaf, je peux pas vous donner de tuyau, chef. Je vous le jure, chef. Je vous parle comme à confesse. » Il se mit la main sur le cœur. « Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’Olaf fait pas partie des nôtres, et si Belzébuth l’a effectivement bousillé, c’est incompréhensible… Je vois pas la raison… Ou alors, faudrait en conclure qu’Olaf était pas humain. Que c’était une saloperie de la race de Belzébuth, lui aussi. Puisque le Belzébuth peut pas se permettre de tuer des êtres humains. Qu’est-ce qu’il a voulu faire ? Ou alors, ça serait qu’ils se battent entre eux ?
— Très, très intéressant…, intervint Simonet. Mais dites-moi, inspecteur, finalement, comment Olaf a-t-il été assassiné ? »
Je lui exposai les faits en trois mots : la porte fermée à clé de l’intérieur, le cou tordu à cent quatre-vingts degrés, les taches sur la figure, l’odeur de produit pharmaceutique. Pendant tout le temps que dura mon récit, je ne détachai pas les yeux de Heenkus. Heenkus subissait l’énoncé de ces détails et se ratatinait devant moi, tandis que son regard cherchait à fuir de côté et d’autre ; à la fin, il demanda une nouvelle gorgée de cognac, d’une voix suppliante. Il était manifeste qu’il découvrait cette histoire pour la première fois et qu’il en frissonnait d’épouvante. Simonet, lui, s’était complètement assombri. Son regard paraissait absent et ses dents chevalines prenaient l’air, jaunes et larges comme des lames de pioche. Lorsque je me tus, je l’entendis soudain jurer à voix basse. Il ne fit plus d’autre commentaire.