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Je me versai un peu de cognac et en offris à Heenkus ; nous ne nous sentions pas au meilleur de notre forme, tous les deux. J’ignore quel était mon aspect, mais en ce qui concerne Heenkus, il était tout à fait vert, et de temps en temps promenait sur son crâne des doigts méfiants, comme s’il mettait en doute l’existence d’os protégeant encore sa cervelle. Je reposai mon verre, abandonnai le grand physicien à ses réflexions et me remis à travailler Heenkus.

« Au fait, la Fouine, comment as-tu réussi à le pister ? Parce que, si je comprends bien, tu ne pouvais pas savoir à l’avance sous quelle forme il se cacherait, hein ?…»

Malgré son teint verdâtre, Heenkus sourit, et son expression s’imprégna d’autosatisfaction.

« Nous aussi, nous avons de la technique, dit-il. Aussi bonne que la vôtre, chef. Premier point, Belzébuth a beau être un sorcier, il se conduit comme un pur et simple idiot. Il trimbale partout derrière lui une malle cerclée de fer. Une malle pareille, il y en a pas deux au monde. C’était pas très difficile d’interroger les gens autour de moi et d’apprendre dans quelle direction la malle avait disparu. Deuxième point, ce mec sait pas compter son fric… Quand il doit payer, il pêche une poignée de billets dans sa poche, et il attend pas la monnaie, il donne tout. Des gens comme ça, je vous ferai pas un dessin que ça court pas les rues. Il suffit qu’il passe quelque part pour que toute une ville se mette à parler que de lui pendant des jours. Alors, j’ai pas fait de miracle. Bref, j’ai retrouvé sa trace, je connais mon métier… Et que je me sois gourré en prenant pour cible le Barnstokr, je vais pas dire le contraire. C’est de sa faute, aussi, à ce maudit vioque. Il a vraiment tout fait pour que je m’aveugle sur lui. Avec ses sucres d’orge à la manque… Et ensuite je traverse le hall, et je le vois, tout seul, il devait penser que personne le regardait, et il manipulait une petite statuette de bois, enfin, quelque chose dans le genre. Seigneur, qu’est-ce qu’il pouvait pas faire avec cette statuette ! Bon, voilà pourquoi je me suis gourré. J’ai mes excuses… 

— Autre élément de confusion, dis-je pensivement, le fait qu’il soit toujours en compagnie de cette femme.

— Non, dit Heenkus. La femme, pas toujours, chef. Non, elle l’accompagne pas toujours. C’est seulement quand il en a besoin. Il l’extrait de je ne sais quel placard… Faut dire qu’elle est pas plus femme que lui est homme. Elle aussi, c’est une espèce de loup-garou. Personne sait où elle se planque quand elle est pas là…»

À ce moment de la conversation, j’eus soudain une vision objective de la situation : moi, policier expérimenté et sérieux, j’étais dans une salle de billard, les fesses sur ma chaise, et sans la moindre envie de m’esclaffer ou de hausser les épaules j’étais en train de discuter avec un bandit fou à lier, et d’analyser une suite incroyable d’histoires délirantes où entraient en scène loups-garous, enchanteurs et sorciers. Accablé de honte, je me tournai vers Simonet et m’aperçus que le savant avait disparu. Le patron avait pris sa place. Il s’appuyait au chambranle de la porte, sa winchester calée aux creux du bras. Et me revinrent en tête toutes ses allusions, toutes ses petites conférences au sujet des zombis, et son index pointé en l’air, massif, cet index qui traçait dans l’espace des courbes lourdes de signification et d’intelligence. La bouffée de honte qui m’avait assailli s’épaissit, et je m’affairai à allumer une cigarette. Puis je laissai tomber, avec une sévérité délibérée :

« Bien. Changeons de sujet. Le manchot, tu l’avais déjà rencontré auparavant ?

— Quel manchot ?

— Tu étais à côté de lui ce matin pendant le petit déjeuner.

— Ah ! le type qui se jetait sur les citrons ? Non, jamais vu. Pourquoi ?

— Pour rien, dis-je. Quand le Champion doit-il se pointer par ici ?

— Je l’attendais pour hier soir. Mais il est pas venu. Je sais pourquoi, maintenant : c’est à cause de l’avalanche.

— Et qu’est-ce que tu avais dans l’idée, imbécile, quand tu m’as agressé ?

— Et comment que vous auriez fait à ma place pour vous en tirer ? dit Heenkus, désolé. Jugez vous-même, chef. J’avais pas tellement intérêt à attendre sans bouger que les poulets rappliquent. Je suis connu dans la maison, c’est la prison à vie si on m’arrête. J’avais décidé de récupérer le pistolet, de descendre tous ceux qui s’opposeraient à ma fuite et de partir le plus vite possible en direction de l’éboulis… je me serais débrouillé, je m’en serais dépatouillé, ou alors sur ma route j’aurais trouvé le Champion pour me donner un coup de main. Parce que le Champion, faudrait pas croire qu’il roupille en ce moment. D’accord que les policiers ont des avions, mais ils sont pas les seuls…

— Combien d’hommes risquent d’arriver avec le Champion ?

— Je sais pas. Au moins trois. Évidemment, comme durs de durs, ça sera soigné.

— Bon. Debout », ordonnai-je. J’avais moi-même du mal à me remettre en position verticale. « On va aller t’enfermer. Là où tu mérites de l’être. »

Heenkus se leva à son tour ; il gémissait, il soupirait et il geignait. Le patron de l’hôtel m’aida à le conduire au rez-de-chaussée ; nous empruntâmes l’escalier de service, afin de ne rencontrer personne. Néanmoins, à la cuisine, nous tombâmes sur Kaïssa. À peine m’eut-elle aperçu qu’elle poussa un cri strident et partit se cacher derrière le poêle.

« Ne bêle pas comme ça, imbécile », la tança vertement Snevar. « Prépare de l’eau chaude, des bandes, de la teinture d’iode… Par ici, Peter. On va l’emmener dans le débarras. »

J’inspectai le débarras, qui me parut convenir à merveille. La porte se fermait de l’extérieur, au cadenas, et elle était solide, résistante. C’était la seule issue ; il n’y avait même pas de fenêtre dans la pièce.

« Tu vas rester là, dis-je à Heenkus en guise d’adieu. Et tu vas y rester jusqu’à l’arrivée de la police. Et ne te mets pas en tête d’organiser quoi que ce soit, ou même de bouger. Je te préviens : je t’abats sans autre forme de procès.

— C’est ça, voilà ! se plaignit Heenkus d’une voix lugubre. On flanque la Fouine au cachot, mais l’autre peut se promener en liberté, rien ne le touche, celui-là… C’est pas correct, chef, des choses pareilles. C’est pas juste… En plus que je suis blessé… Avec la caboche qui me fait des élancements…»

Je le laissai protester entre ses quatre murs, refermai la porte et mis dans ma poche la clé du cadenas. Je commençais à avoir sur moi une collection de clés impressionnante. Encore deux ou trois heures à ce rythme, et j’aurais hérité de la totalité des clés de l’hôtel. Pour cliqueter sur moi au long des corridors et des escaliers.

Nous allâmes ensuite dans le bureau, Kaïssa entra avec l’eau et les pansements, et le patron s’occupa de ma blessure.

« De quel armement dispose-t-on dans l’hôtel ? lui demandai-je.

— Une winchester, deux carabines à plombs. Un pistolet. Donc, on a des armes. Mais qui va s’en servir ?

— Mmm… oui, dis-je. Problème. »

Chevrotines contre mitrailleuses. Du Barnstokr pour affronter des tueurs à gages triés sur le volet. Et d’ailleurs, pourquoi prévoir un échange nourri de coups de feu ? Compte tenu de la réputation de ce Champion, on pouvait prévoir qu’il entamerait plutôt les hostilités en nous balançant un quelconque engin incendiaire, afin de nous obliger à sortir à découvert, ce qui lui faciliterait la tâche pour nous tirer comme des perdrix depuis son avion…

« Pendant que vous étiez au premier étage », m’informa Snevar, qui tamponnait avec une dextérité d’infirmier les abords de ma blessure au front, « Moses est venu me trouver. Il a posé sur le bureau un sac rempli de billets — un sac, Peter, un gros sac, je n’exagère pas — et il a exigé de moi que j’enferme cette énorme somme dans mon armoire blindée, en sa présence et séance tenante. Voyez-vous, il estime que dans les circonstances actuelles, son bien est menacé.