— Et alors ? demandai-je. Vous…
— J’ai commis une légère bévue, avoua Snevar. Je n’ai pas réfléchi et je lui ai dit que les clés du coffre étaient en votre possession.
— Merci bien, Alek, dis-je amèrement. Comme cela, la chasse à l’inspecteur de police est ouverte…»
Nous conservâmes le silence pendant les minutes qui suivirent. Le patron m’enveloppait la tête de bandages, j’avais mal, la douleur me provoquait des nausées. Selon toute vraisemblance, cet enfant de salaud avait réussi à me casser une clavicule. Le poste de radio chuintait et crachait en transmettant les nouvelles de la région. Pas un mot sur l’avalanche au Goulot de Bouteille. Le patron s’écarta d’un pas et observa son œuvre d’un œil critique.
« Eh bien, finalement, ça ne manque pas d’élégance, dit-il.
— Merci », dis-je.
Il récupéra la cuvette et se renseigna, prêt à rendre à nouveau service : « Je vous envoie quelqu’un ?
— Non, non ! m’exclamai-je. Je veux dormir. Empoignez votre winchester, installez-vous dans le hall et transformez en passoire tous ceux qui s’approcheront de cette foutue porte. J’ai besoin d’au moins une heure de sommeil, sans quoi je vais m’écrouler par terre. Maudits vampires ! Loups-garous puants !
— C’est que… je n’ai pas de balles en argent ! fit Snevar, avec une douceur presque timide.
— Bon Dieu, Snevar ! Tirez avec des plombs, comme tout le monde ! Et cessez de propager vos superstitions dans cette maison ! Toute cette racaille essaie de me mener par le bout du nez, et on dirait que vous prenez un malin plaisir à lui donner des conseils… Y a-t-il des volets à cette fenêtre ? »
Le patron posa la cuvette, s’approcha de la fenêtre sans mot dire et abaissa le store métallique.
« Parfait, dis-je. Très, très bien… Non, pas la peine d’allumer la lampe… Et ceci encore, Alek… Placez quelqu’un… Simonet, par exemple, ou cette gamine… Brunn… avec pour mission de repérer si quelque chose vient du ciel. Expliquez-leur qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Dès qu’ils verront apparaître un avion, qu’ils donnent l’alarme…»
Le patron fit « oui » de la tête, reprit la cuvette et se dirigea vers le couloir. Une fois parvenu sur le seuil, il s’arrêta.
« Est-ce que vous m’autorisez à vous donner un conseil, Peter ? dit-il. Le dernier.
— Oui ?
— Rendez-leur cette valise et laissez-les retourner chez eux, dans cet enfer dont ils sont issus. Est-ce que vraiment vous n’avez pas perçu que la seule chose qui les retienne ici est justement la mallette que vous gardez sous clé ?…
— Et comment, que je le perçois ! dis-je. Je ne perçois même que cela ! Et c’est la raison pour laquelle je vais m’installer pour dormir sur des chaises horriblement inconfortables, avec pour oreiller votre coffre-fort de malheur. Et c’est pour cette même raison que je ferai un carton avec des balles en argent sur le premier fumier qui essaiera de récupérer cette sale valise sans ma permission. Si vous rencontrez Moses, transmettez-lui cela de ma part. Et vous pouvez reprendre mes expressions sans les adoucir. Et dites-lui aussi qu’en tir de compétition j’ai obtenu par mal de médailles. Et que mon arme de prédilection était justement un pistolet Lüger calibre 0.45. C’est tout. Maintenant, partez et laissez-moi tranquille. »
CHAPITRE QUINZE
On estimera sans doute que je commettais là un abus de pouvoir. Mais personne n’était susceptible de m’épauler, et d’une minute à l’autre les gangsters menaçaient de faire irruption par la voie des airs. Mon unique espoir reposait sur une spéculation fragile : peut-être le Champion n’avait-il plus le loisir, à l’heure qu’il était, de faire la chasse à Belzébuth.
J’espérais qu’après s’être cassé le nez sur l’éboulement, il avait hier soir perdu son sang-froid, et accumulé fausses manœuvres et idioties. J’espérais qu’il s’était fait pincer en tentant, par exemple, de détourner un hélicoptère sur l’aérodrome de Mursbruck. Ce n’était pas impossible. Je savais que la police était depuis longtemps aux trousses de cet ennemi public. Mais surtout, je n’étais vraiment plus capable de tenir sur mes jambes, et je me raccrochais à n’importe quelle idée rassurante. Il fallait reconnaître que cette maudite Fouine m’avait porté le coup de grâce. En guise de literie, je déployai des journaux et je ne sais quelles paperasses comptables devant le coffre-fort, puis je poussai le bureau contre la porte et m’allongeai enfin, le Lüger à portée de main. Je m’endormis comme une masse. Quand je me réveillai, midi était déjà passé.
Quelqu’un frappait, pas très fort, mais avec une insistance manifeste.
« Qui est là ? » criai-je d’une voix désagréable, tout en me dépêchant d’empoigner dans l’ombre la crosse du Lüger.
« C’est moi », dit une voix que je reconnus pour être celle de Simonet. « Ouvrez, inspecteur.
— Vous avez aperçu un avion ?
— Non. Mais j’ai à vous parler. Ouvrez. Ce n’est plus l’heure de dormir. »
Il avait raison. Ce n’était plus le moment de dormir. Les dents grinçant sous la douleur, je me relevai. À quatre pattes, pour commencer ; puis, en prenant appui sur le coffre, je réussis à me remettre debout. Mon épaule droite me faisait souffrir de manière intolérable. Les bandages avaient glissé et m’aveuglaient à moitié, j’avais le menton complètement enflé. J’allumai la lampe, écartai le bureau qui bloquait la porte et tournai la clé. Puis je reculai de deux pas, le Lüger braqué en avant.
L’expression de Simonet était à la fois solennelle et résolue, même si l’on y discernait des éléments d’agitation.
« Oh ! oh ! dit-il. Vous êtes ici en camp retranché ! Et c’est totalement inutile : personne n’a l’intention de vous assaillir.
— Cela, je l’ignore, fis-je sombrement.
— En effet, en restant ici vous vous tenez à l’écart des informations, dit Simonet. Pendant que vous étiez là à pioncer, inspecteur, j’ai accompli tout votre travail.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ? fis-je sur un ton venimeux. Ne me dites pas que vous avez passé les menottes à Moses, et que sa complice est déjà sous les verrous ? »
Simonet se renfrogna. Qu’était devenu le farceur mélancolique qui, la veille encore, parcourait murs et plafonds avec une si belle insouciance ?
« Ce serait vraiment de l’excès de zèle, dit-il. Moses n’est coupable de rien. Dans cette affaire, tout est nettement plus complexe que ce que vous imaginez, inspecteur.
— Inutile de me raconter des histoires de vampires », annonçai-je en m’installant à califourchon sur la chaise qui se trouvait devant le coffre.
Simonet eut un sourire méprisant.
« Pourquoi de vampires ? Le fantastique n’a rien à voir là-dedans. Mais la science-fiction, oui. Complètement. Moses n’est pas un être humain, inspecteur. Notre directeur avait raison sur ce point. Moses et Luarwick sont des extraterrestres.
— C’est ça », dis-je, de l’air de celui qui en sait long. « Ils sont venus nous rendre une petite visite depuis Vénus.
— Cela, je l’ignore. Depuis Vénus, c’est possible, ou depuis un autre système planétaire, c’est encore possible, ou encore depuis un espace parallèle… Ils ne le précisent pas. Mais l’important, c’est qu’ils ne sont pas humains. Il y a déjà un bon moment que Moses est sur Terre. Plus d’un an. Il y a environ un mois et demi, il est tombé entre les griffes d’un gang. Ils l’ont fait chanter, sans cesser de le menacer de mort. Il a eu toutes les peines du monde à leur échapper pour se réfugier ici. Luarwick occupe une fonction équivalente à celle de pilote, il est chargé de leur transfert. De la Terre à chez eux. Ils avaient programmé ce transfert pour hier minuit. Mais à dix heures du soir une grave avarie s’est produite dans leurs appareils, quelque chose s’est détérioré et a explosé. Avec pour résultat l’éboulement, et pour Luarwick l’obligation de se traîner jusqu’ici par ses propres moyens… Il faut les aider, inspecteur. C’est notre devoir, il n’y a rien de plus évident. Si les gangsters parviennent ici avant la police, ils les massacreront.