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« Qu’est-ce que vous faisiez là-haut ? » demandai-je, une fois passé le premier moment de stupeur.

« Je m’entraînais, répondit-il. Je suis alpiniste… 

— Alpiniste mort ? » suggérai-je. Et le regrettai immédiatement : à nouveau j’eus à subir l’avalanche de son rire d’outre-tombe.

« Pas mal, pas mal pour un début, estima-t-il en s’essuyant les yeux. Non : je suis encore vivant. Je suis venu ici pour faire de l’escalade, mais je n’arrive pas du tout à m’approcher des montagnes. Il y a trop de neige. Alors je grimpe le long des portes, des murs…» Il se tut brutalement et me saisit par le coude. « En réalité, je suis venu ici pour prendre l’air. Épuisement nerveux. Le projet “Midas”, vous avez entendu parler ? Secret absolu. Quatre ans sans congé. Bref, les médecins m’ont prescrit une cure de divertissements et de satisfactions sensuelles. » Il éclata de rire une nouvelle fois, mais nous avions déjà atteint la salle à manger. Là, il m’abandonna et fila vers la table où avaient été disposés les hors-d’œuvre. « Ne vous séparez pas de moi, inspecteur ! brailla-t-il, en pleine course. Dépêchez-vous ! Sinon les amis et les proches du Mort vont nous manger tout le caviar !…»

C’était une vaste salle, dotée de cinq fenêtres. Au centre se dressait une énorme table ovale qui aurait pu accueillir une bonne vingtaine de convives. Luxueux, patiné, un buffet étincelait sous les coupes d’argent, les nombreux miroirs, les bouteilles multicolores. Sur la table blanchoyait une nappe amidonnée, scintillaient les couverts en argent, incrustés de nielle précieux, et une vaisselle en porcelaine magnifique. En dépit de tout ce faste les habitudes de la maison avaient l’air de rester très démocratiques. Sur la desserte des hors-d’œuvre, les plats s’offraient librement aux amateurs. Sur une deuxième table, plus petite, Kaïssa avait installé des soupières de faïence qui contenaient soupe de légumes et bouillon : à chacun de faire son choix et de se servir. Quant à ceux qui désiraient se rafraîchir, ils avaient à leur disposition toute la collection du buffet : brandy, gin irlandais, bière et liqueur de pétales d’edelweiss. Zgoot n’avait pas raconté d’histoires.

Du Barnstokr et l’enfant de son défunt frère étaient déjà attablés. Le magicien plongeait avec élégance sa cuillère d’argent dans une assiettée de bouillon ; il lançait des regards désapprobateurs à la jeune personne dont il avait la charge, et qui écartait les coudes sur la table afin de se goinfrer de potage aux légumes.

À la place d’honneur présidait une dame que je ne connaissais pas, une créature dont la beauté était à la fois aveuglante et étrange. Quel âge avait-elle ? Vingt ans ? Quarante ans ? Épaules aux tendres contours, d’un brun bleuté, cou de cygne, yeux mi-clos, immenses, longs cils, chevelure haute, à la teinte cendrée, couronnée d’un diadème à la valeur inestimable : sans doute s’agissait-il de Mme Moses. Et sans le moindre doute non plus, on pouvait dire que sa présence était déplacée ici, à une table d’hôte aussi rustique. Je n’avais vu de femmes semblables que sur les photos des magazines consacrés au monde des princes et des princesses, ou dans les superproductions cinématographiques. 

Un plateau à la main, le patron contourna la table et se dirigea vers moi. Sur le plateau était posé un verre de cristal à facettes, et dans le verre miroitait une liqueur bleu ciel pour laquelle je ne ressentis aucune sympathie.

« Baptême du feu ! » annonça le patron lorsqu’il fut à côté de moi. « Si vous voulez tenir le coup, je vous conseille de vous préparer un accompagnement plutôt corsé. »

Je m’exécutai. Je me fabriquai un canapé sans être avare ni en olives ni en caviar. Puis je regardai le patron et crus bon d’y ajouter un pickle. Puis je regardai la liqueur, et pressai sur l’ensemble une bonne moitié de citron. Tous les yeux étaient concentrés sur moi. Je saisis le verre, expirai une dernière bouffée d’air (les ultimes relents de bureaux et de couloirs) et me versai bravement l’alcool au fond du gosier. Et je tressaillis. Mais à cause des spectateurs qui guettaient mes réactions, mon tressaillement réussit à rester purement intellectuel. L’assistance dut se contenter de me voir grignoter un demi-pickle. Le patron poussa un petit cri. Simonet l’imita. D’une voix cristalline, Mme Moses prononça : « Oh ! Voilà quelqu’un qui mérite son titre d’homme ! » Je souris et enfournai la seconde moitié du pickle, mais j’aurais été nettement plus heureux si celui-ci avait eu la taille d’un melon. « Fameux ! » lança l’enfant, en détachant les syllabes.

« Madame Moses ! dit le patron. Puis-je me permettre de vous présenter l’inspecteur Glebski ? »

À l’extrémité de la table, la tour couleur cendre esquissa un léger mouvement de balancier, tandis que les cils merveilleux se soulevaient, puis s’abaissaient.

« M. Glebski ! continua le patron. Mme Moses. »

Je m’inclinai. Je me serais volontiers plié en deux, tant l’incendie faisait rage à l’intérieur de mon estomac, mais Mme Moses me sourit, et cela atténua sur-le-champ ma douleur. Je me détournai afin de cacher ma confusion, terminai mon toast et allai me remplir une assiette de potage. Le patron m’installa en face de la famille du Barnstokr, de sorte que j’eus à ma droite, mais hélas bien trop loin, Mme Moses, tandis qu’à ma gauche, mais hélas bien trop près, Simonet, le farceur mélancolique, menaçait à tout instant d’éclater de son rire lugubre.

Pendant le repas, ce fut le patron qui dirigea la conversation. On parla énigmes, phénomènes inexplicables, et plus précisément on aborda la question des événements étranges qui s’étaient produits dans l’auberge au cours des derniers jours. Comme j’étais nouveau, on m’initia, en détail. Du Barnstokr confirma l’histoire de ses pantoufles : celles-ci avaient bel et bien disparu, pour réapparaître vers le soir dans la chambre-musée. Puis Simonet prit la parole, l’agrémentant d’esclaffements en cascade, et affirma que quelqu’un lisait ses livres, avec une prédilection pour la littérature spécialisée, et inscrivait des notes dans les marges, avec une prédilection pour les fautes d’orthographe les plus abominables. Défaillant de plaisir, le patron narra ce qui s’était passé aujourd’hui avec la pipe allumée et le journal, puis il ajouta que la nuit quelqu’un errait dans la maison. Il l’avait entendu de ses propres oreilles, et même une fois il avait aperçu une silhouette blanche qui glissait au-dessus du sol du hall d’entrée, selon un trajet qui reliait la porte principale à l’escalier. Mme Moses ne fit aucune cérémonie pour confirmer les déclarations qui avaient précédé, et à son tour elle raconta que la veille quelqu’un l’avait observée par la fenêtre au beau milieu de la nuit. Du Barnstokr reprit lui aussi l’idée que quelqu’un errait nuitamment dans les couloirs. Mais d’après lui, il s’agissait tout bonnement de la brave Kaïssa. Le patron fit remarquer qu’une telle hypothèse était tout à fait exclue. Quant à Simon Simonet, il prétendit d’un air vantard qu’il donnait comme une souche et que ses nuits n’avaient été troublées par aucun bruit de ce genre. Mais il fit observer à deux reprises que ses chaussures de ski étaient en permanence trempées, comme si un inconnu les utilisait la nuit pour des expéditions sur la neige. À mon tour, et en accentuant le côté ridicule de la chose, je racontai ce qui m’était survenu avec le cendrier et le saint-bernard. Pour finir, l’inclassable pupille de du Barnstokr déclara d’une voix enrouée que les jeunes n’avaient en général aucun préjugé à l’encontre de pareilles fadaises, et qu’eux, les jeunes, étaient habitués aux tours de magie sous toutes leurs formes, mais qu’il n’était pas question de supporter que des étrangers se vautrent sur un lit réservé à la jeune génération et à personne d’autre. Ayant dit, l’adversaire de l’ancienne génération pointa sur moi ses oculaires, et je me réjouis sincèrement d’être arrivé dans la journée, et non la veille.