« Vous savez, Glebski, vous le regretterez. Vous aurez honte. Vous serez rongé par une terrible honte.
— C’est possible, dis-je sèchement. Cela me regarde… Au fait, est-ce que vous savez manipuler un fusil ?
— Oui.
— Très bien. Demandez au patron de l’hôtel qu’il vous donne une carabine et montez sur le toit. Nous devrons peut-être tous bientôt nous servir de nos armes. »
Il ne répliqua rien et sortit. D’une main précautionneuse, je vérifiai l’état lamentable de mon épaule enflée. Quelles merveilleuses vacances, décidément ! Et comment tout cela allait-il se terminer ? Aucune perspective nette pour la suite des événements. Bon Dieu, est-ce qu’il fallait accepter l’idée qu’il s’agissait d’extraterrestres ? Aucun doute, cela permettait de tout expliquer. De tout faire coller et coïncider… parfaitement… « Vous aurez honte, Glebski »… Oui… Peut-être, oui, j’allais avoir honte. Mais que faire ? Et de toute façon, extraterrestres ou pas, en quoi devais-je modifier mes positions ? Où était-il dit que les extraterrestres avaient le droit de piller des banques ? Les terriens passibles de prison, et eux, non ? On les laisserait libres ?… Bon, je n’allais pas me mettre à ergoter. Je n’allais pas me mettre à ergoter, non, mais j’allais me mettre à faire quoi ?… À cela s’ajoutait une situation critique ; l’assaut allait être déclenché d’un instant à l’autre, mais la garnison de ma forteresse n’était absolument pas sûre.
Tentative désespérée : je décrochai le téléphone. Rien. Silence de mort. Quel abruti tout de même que cet Alek. Même pas capable de se munir d’une signalisation de détresse. Et si tout à coup quelqu’un était victime d’une crise d’appendicite ? Commerçant de malheur ! Animé par une seule passion, dépouiller ses clients de leurs espèces sonnantes et trébuchantes !…
Il y eut à nouveau des coups contre la porte, et à nouveau j’agrippai en hâte mon Lüger. Cette fois-ci, j’avais l’honneur de la visite de M. Moses en personne — alias le loup-garou, alias le Vénusien, alias ce vieux barbon toujours incapable de se déplacer sans avoir une main refermée sur sa chope métallique.
« Asseyez-vous près de l’entrée, dis-je. Il y a une chaise.
— Je peux aussi rester debout, gronda-t-il, tout en me regardant par en dessous.
— C’est à vous de voir, dis-je. En quoi puis-je vous être utile ? »
Il prolongea son grondement de bête, puis but une gorgée.
« Quelles preuves supplémentaires désirez-vous ? demanda-t-il. À cause de vous, nous allons mourir. Tout le monde ici en est conscient. Tout le monde, sauf vous. Que voulez-vous encore que nous vous donnions ?
— Qui que vous puissiez être, dis-je, il se trouve que vous avez commis une série d’actes criminels. Et que vous devrez en répondre. »
Il renifla bruyamment, s’approcha de la chaise et s’assit.
« Il est probable que j’aurais dû m’expliquer avec vous beaucoup plus tôt, probable et même évident, dit-il. Mais je continuais à entretenir l’espoir que tout finirait par s’arranger, et surtout que je pourrais éviter un contact avec des personnalités officielles. Sans cette panne de malheur, j’aurais déjà disparu. Et toute cette histoire de meurtre n’aurait jamais existé. Ce qui se serait passé ? Vous auriez découvert la Fouine pieds et poings liés, et du même coup vous auriez eu la clé des affaires criminelles accomplies par le Champion avec mon assistance. Je vous fais ici le serment que tous les dommages dus à mon séjour sur votre planète seront séparés. Notez que je les répare déjà partiellement : je suis prêt à vous remettre des valeurs de la Banque nationale dont la somme s’élève à un million de couronnes. Votre pays recevra le solde sous forme d’or, d’or pur. Que vous faut-il de plus ? »
Je l’observais, je l’écoutais parler, et je me sentais très mal à l’aise. À l’origine de ce malaise, il y avait ceci : je me rendais compte que j’étais de tout cœur avec lui. Je me trouvais en présence d’un criminel caractérisé, et je lui prêtais une oreille compatissante, bienveillante. Il y avait là quelque chose qui tenait du phénomène hallucinatoire, et afin de me débarrasser de cette hallucination je demandai, en forçant la sécheresse de mon ton :
« C’est vous qui avez salopé ma table pour y coller un papier ?
— C’est moi, oui. J’avais peur que mon message ne soit emporté par un courant d’air. Mais surtout, je désirais que vous compreniez qu’il ne s’agissait pas d’une simple facétie.
— La montre en or ?…
— C’est moi, également. Ainsi que le browning. J’avais besoin que vous croyiez à ce que disait mon bout de papier, que vous vous intéressiez à Heenkus et que vous le mettiez hors d’état de nuire.
— Vous avez fait cela avec une maladresse extrême, dis-je. Vous êtes arrivé au résultat inverse. Je me suis mis dans la tête que Heenkus était tout, sauf un gangster, et qu’en revanche un des clients de l’hôtel avait intérêt à ce que je le prenne pour un gangster.
— Oui ? dit Moses. C’est donc cela… Oui, évidemment, j’aurais dû le prévoir. Je ne suis pas spécialiste dans ce genre de domaine… Ce n’est pas ma raison d’être parmi vous…»
Une nouvelle vague de sympathie déborda en moi et j’essayai à nouveau de me reprendre en main.
« Si l’on résume bien, dis-je, vous agissez en toute chose avec pas mal de maladresse, monsieur Belzébuth. Alors, comment voulez-vous que j’admette une seconde que vous puissiez être une espèce d’extraterrestre… Une vulgaire fripouille, voilà l’étiquette qui vous convient. Riche, débauché… une fripouille qui pousse l’insolence jusqu’au cynisme. Et n’oublions pas de mentionner que vous êtes un vrai ivrogne…»
Moses amena sa chope à ses lèvres et but une gorgée.
« Et vos robots…, continuai-je. Cette souris pour salons mondains… Ce Viking taillé pour la compétition sportive… Franchement, vous pensez que je vais avaler qu’il s’agit de robots ?
— Si je comprends bien, vous reprochez à nos robots de trop ressembler à des êtres humains ? interrogea Moses. Convenez que nous ne pouvions guère procéder d’une autre manière. Ce sont des copies assez exactes de gens qui existent réellement. Des sosies, ou presque…» Il but une nouvelle gorgée. « Et pour ce qui me concerne, inspecteur, je ne peux, à mon grand regret, me présenter à vous sous mon aspect véritable. À mon grand regret… parce que alors vous me croiriez immédiatement.
— Prenez le risque, dis-je. Présentez-vous sous votre véritable forme. Je m’arrangerai pour ne pas succomber au choc. »
Il secoua la tête.
« Premièrement, le choc serait tel qu’à mon avis vous ne vous en remettriez pas si vite que vous le prétendez », dit-il avec une inflexion triste. « Et deuxièmement, je doute de pouvoir m’en remettre, moi, personnellement. Le M. Moses que vous avez en face de vous n’est rien d’autre qu’un scaphandre. Ce M. Moses que vous entendez est un appareil de retransmission. Mais peut-être serai-je tout de même obligé de prendre le risque, oui — je garde cette solution comme ultime recours. S’il se révèle totalement impossible de vous convaincre, je prendrai ce risque. Pour moi, ce sera m’exposer à une mort quasi certaine, mais peut-être pourrez-vous alors laisser partir Luarwick. Ne serait-ce que lui. Luarwick n’est pour rien dans toute cette histoire…»
Je n’y tins plus et explosai :
« Le laisser partir pour quelle destination ? hurlai-je. Est-ce que je vous retiens prisonniers ici ? Mais enfin, pourquoi passez-vous votre temps à débiter des mensonges ? Si vous éprouviez réellement la nécessité de quitter cet hôtel, vous l’auriez fait depuis belle lurette ! Arrêtez de mentir et dites-moi la vérité : qu’est-ce que c’est que cette valise ? Que contient-elle ? Vous me répétez sur tous les tons que vous n’êtes pas des êtres humains. Eh bien, moi, j’ai plutôt tendance à croire que vous êtes une bande d’espions étrangers, et que vous avez volé un appareillage secret…