— Non ! s’écria Moses. Non ! Cela n’a rien à voir ! Notre station est partiellement détruite, et seul Olaf peut la réparer. C’est lui le robot qui s’occupe de la maintenance de cette station, comprenez-vous ? Bien sûr que nous aurions pu quitter l’hôtel depuis longtemps. Mais pour aller où ? Sans Olaf nous sommes complètement démunis, et Olaf est déconnecté, et vous refusez de nous donner l’accumulateur !
— Nouveau mensonge ! dis-je. Mme Moses est bien un robot, elle aussi, à ce que j’ai compris ! Et, à ce que j’ai compris, elle aussi possède un accumulateur !…»
Il ferma les yeux et se mit à branler du chef avec une telle énergie que son double menton donna l’impression de clapoter.
« Olga est un engin simple, destiné à des tâches ouvrières élémentaires. Porteur, excavatrice, garde du corps… Enfin, est-ce que vous jugez inconcevable qu’on ne puisse pas alimenter avec le même carburant… eh bien, je ne sais pas, moi… par exemple, un tracteur et un avion… Ce sont des systèmes différents… cela paraît évident…
— Vous avez réponse à tout », constatai-je avec une grimace maussade. « Mais je ne suis pas un expert sur ces questions. Je suis un simple policier. Je ne suis pas mandaté pour mener des négociations avec des vampires et des extraterrestres. Mon devoir est de vous remettre entre les mains de la justice. Qui que vous soyez en réalité, vous êtes sur le territoire de mon pays, et vous êtes soumis à sa juridiction. » Je me levai. « À partir de cet instant considérez que vous êtes en état d’arrestation, Moses. Je n’ai pas l’intention de vous enfermer quelque part, je me rends compte que cela n’aurait aucun sens. Mais si vous tentez de vous enfuir, je vous tirerai dessus. Et je vous préviens : tout ce que vous direz dorénavant pourra être retenu contre vous au moment du procès.
— Bon », dit-il, après un instant de silence. « Vous avez pris votre décision pour ce qui me concerne. Qu’il en soit ainsi. » Il plongea les lèvres dans sa chope et avala une ou deux gorgées. « Mais quelles sont les charges qui pèsent sur Luarwick ? On ne peut rien retenir contre lui. Il est innocent… Enfermez-moi à double tour et donnez la mallette à Luarwick. Que lui au moins ait la vie sauve…»
Je me rassis.
« Ait la vie sauve… Pourquoi, la vie sauve ? Comment pouvez-vous affirmer à l’avance que le Champion réussira à vous abattre ? Il y a peut-être longtemps qu’il est écrasé sous l’avalanche… ou peut-être qu’il s’est déjà fait pincer… et de toute façon, il est à peu près impossible de se procurer un avion… Si vous êtes effectivement innocents, pourquoi une telle panique ? Patientez un jour ou deux. La police arrivera, je vous confierai aux autorités, les autorités feront venir des experts, des spécialistes…»
Il secoua ses bajoues.
« Non, c’est exclu. En premier lieu, nous n’avons pas le droit d’entrer en contact sur un plan officiel. Je remplis ici une fonction d’observateur, rien de plus. J’ai commis beaucoup d’erreurs, mais il s’agit d’erreurs réparables… Tandis qu’un contact effectué à la sauvette, sous une forme non préparée, pourrait avoir les conséquences les plus néfastes aussi bien pour votre monde que pour le mien… Mais à la minute présente, ce n’est pas cela qui me préoccupe le plus, inspecteur. Avant tout, j’ai peur pour Luarwick. Il n’est pas en condition d’affronter les rigueurs de votre planète ; il n’a jamais été prévu qu’il doive y séjourner plus de vingt-quatre heures. J’ajoute que son scaphandre a été endommagé, il suffit d’un coup d’œil pour s’en apercevoir : vous avez bien remarqué qu’il lui manquait un bras… Il souffre déjà d’empoisonnement… il perd ses forces à chaque heure qui passe…»
Je serrai les mâchoires. Oui, il avait réponse à tout. Il ne me laissait aucune prise pour une éventuelle attaque. Pas une seule fois je n’avais pu le prendre en défaut. Tout ce qu’il me racontait reposait sur la plus irréprochable des logiques. Et j’étais bien obligé de le reconnaître : si nous avions parlé d’autre chose que de ces scaphandres de malheur, de ces contacts et de ces pseudo-muscles, je me serais senti pleinement convaincu et satisfait en écoutant sa déclaration. Je succombais sous la pitié, en moi tout se tendait pour aller à sa rencontre, je perdais toute objectivité à son égard…
Et c’est là que le bât blessait. D’un point de vue juridique, j’avais des griefs contre les Moses, et seulement contre eux… contre lui. Formellement, Luarwick était propre ; j’aurais pu m’obstiner à le considérer comme complice, mais fermer les yeux sur ce sujet était tout de même fort envisageable… Un vrai criminel ne se serait jamais proposé comme otage. Contrairement à ce que venait de faire Moses. Bien, donc, je pouvais enfermer Moses à double tour et… Et quoi ? Et donner l’appareil à Luarwick ? Et qu’est-ce que je savais sur cet appareil ? Rien, sinon ce que Moses en avait dit. Et il fallait admettre que tout ce que j’avais entendu à ce sujet sonnait juste, comme seule sonne la vérité. Mais comment savoir s’il s’agissait vraiment de la vérité ? Si je n’étais pas hypnotisé par une interprétation habile, convaincante, mais en fait collée sur des circonstances n’ayant aucun rapport avec elle ? Et si, par incompétence, par bêtise, j’avais tout simplement négligé de poser la bonne question, celle qui aurait réduit à néant cette interprétation ?…
Si l’on mettait de côté les discours, que ceux-ci fussent ou non conformes à la vérité, on se trouvait en face de deux faits indubitables. La loi exigeait de moi que je retienne ces individus jusqu’à ce que les circonstances puissent être éclaircies. Ceci en numéro un. Fait numéro deux : ces individus voulaient s’en aller. Il n’était pas essentiel de déterminer ce qu’ils voulaient éviter effectivement — les rigueurs de la loi, la violence des gangsters, la maladresse d’un contact prématuré, ou encore quelque chose dont il n’avait encore jamais été question et que tout le monde ignorait… Mais la réédité était là : ils voulaient partir.
Et ces deux éléments opposés du tout au tout, irréconciliables…
« Que s’est-il passé entre vous et le Champion ? » demandai-je sur un ton bourru.
Il me considéra par en dessous, son visage fut déformé par une grimace. Puis il baissa les yeux et entama son récit.
Faisons abstraction des zombis, des momies et de tout l’arsenal de pseudo-ligaments qui y était lié ; il me racontait là la plus banale des histoires de chantage, la plus classique. À peu près deux mois auparavant, M. Moses, qui avait d’assez solides raisons de cacher aux autorités non seulement ses activités proprement dites, mais le fait même de son existence, M. Moses commença à sentir peser sur lui des signes qui impliquaient qu’il était l’objet d’une surveillance importune et insistante. Il tenta de changer de lieu de résidence. Sans résultat. Il tenta alors d’effrayer ceux qui l’observaient et le suivaient. Cela ne les découragea pas non plus. Au bout du compte, et conformément au scénario habituel, il reçut la visite de maîtres chanteurs. Ceux-ci lui proposèrent une transaction à l’amiable. En échange de leur silence, il devrait utiliser son savoir-faire en participant à leur projet d’attaque de la succursale n° 2 de la Banque nationale. Bien entendu, on lui affirma que cette demande était la première et la dernière. Le scénario se déroula comme il se déroule toujours. Il refusa. Ils insistèrent. Et, comme c’est toujours le cas, il finit par se laisser convaincre.