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Moses expliquait qu’il n’avait pas eu d’autre solution. Il ne craignait pas la mort en soi : chez lui, on savait surmonter la peur de la mort. À cette étape, il aurait même pu traiter par un mépris relatif les menaces sur la divulgation de sa véritable nature : rien de plus facile pour lui que de démonter tout le matériel compromettant, et de jouer le rôle du riche oisif au-dessus de tout soupçon ; quant aux déclarations des agents du Champion (ou de ce qu’il en serait resté s’ils avaient eu à se frotter aux robots), on pouvait tabler sur le fait qu’elles ne seraient guère prises au sérieux. Mais mort ou dénonciation présentaient un inconvénient majeur : freiner pour longtemps le gigantesque travail de recherche qui avait été entrepris plusieurs années auparavant et qui se développait d’une manière si encourageante. Bref, il avait choisi de céder au Champion ; un choix risqué, mais qui tenait compte d’un point important — les pertes occasionnées à la succursale de la Banque nationale pourraient aisément être réparées et indemnisées en or pur.

La petite expédition à la Banque nationale se déroula comme prévu, et le Champion disparut du paysage. Mais ce répit fut de courte durée : un mois plus tard, il surgit à nouveau de l’ombre. Cette fois-ci, il était question d’un fourgon blindé rempli d’or. Mais dans l’intervalle la situation s’était radicalement modifiée. Le Champion, qui était une crapule intelligente, présenta à sa malheureuse victime un témoignage signé de huit témoins et retirant à Moses toute possibilité d’alibi ; à cela il joignait un film tourné pendant le hold-up — et où ne figuraient pas seulement les trois ou quatre gangsters que l’appât d’honoraires considérables avait attirés devant la caméra, malgré la prison en perspective ; où surtout l’on voyait très bien Olga avec le coffre sous le bras, et Moses en personne, occupé à manipuler un des appareils de sa panoplie (un « générateur-briseur »). Désormais, si Moses refusait de se plier aux exigences du Champion, il aurait devant lui autre chose qu’un scandale de publications à quatre sous. Devant lui béait la menace d’une enquête judiciaire en bonne et due forme. Et cela signifiait la révélation au public de ses secrets, et donc un contact prématuré, dans des conditions on ne peut plus inégales pour lui, désavantageuses à un point monstrueux. Ainsi que la plupart des victimes d’un chantage, lorsqu’il avait cédé la première fois, il n’avait pas prévu qu’il serait ensuite serré à la gorge sans possibilité d’en réchapper. 

Une situation abominable. S’il refusait, le pire crime à l’égard des siens serait consommé. S’il acceptait… Accepter ne changerait rien, parce que maintenant il comprenait sans ambiguïté quel genre de main de fer s’était refermée autour de son cou. Quant à changer de ville, ou même s’enfuir dans un autre pays, cela n’avait guère de sens : de toute évidence, la main du Champion non seulement était une main de fer, mais en plus elle était capable de le suivre au bout du monde et de le retrouver. Quitter la Terre en catastrophe était également impossible : la mise au point d’une procédure de transfert exigeait dix à douze jours terrestres. Il prit donc contact avec les siens et réclama une évacuation dans les plus brefs délais. Et il avait été obligé d’accomplir un deuxième forfait — ainsi sa dette s’était accrue, elle se montait désormais à trois cent trente-cinq kilogrammes d’or de plus ; le prix à payer pour ce délai qu’il n’avait pas pu réduire. Lorsque le moment du départ avait été proche, il s’était enfui, il avait trompé les espions du Champion en leur donnant à surveiller un double de lui-même. Il savait qu’une traque serait organisée contre lui, il savait que des individus du genre Heenkus renifleraient sa piste tôt ou tard. Mais il avait espéré que son avance serait suffisante…

« Il vous est permis de ne pas me croire, inspecteur, conclut Moses. Mais je tiens à ce que vous compreniez bien : il n’y a qu’une alternative. Soit vous nous laissez reprendre l’accumulateur, et nous essaierons encore de nous tirer d’affaire. Je le répète, dans ce cas, tous les dommages dont vos concitoyens ont eu à souffrir seront réparés en totalité. Soit…» Il se pencha sur sa chope et but une gorgée. « Je vous en prie, essayez de voir les choses en face, inspecteur. Je n’ai pas le droit de tomber vivant entre les mains des représentants des autorités officielles. Autrement dit, je serai fidèle à mon devoir. Je ne peux pas risquer l’avenir de nos deux mondes. Cet avenir vient seulement de prendre son départ, il n’est pour l’instant qu’à l’état d’ébauche. Je reconnais mon échec. Mais si je suis le premier observateur envoyé sur votre Terre, je ne suis pas le dernier. Vous comprenez cela, inspecteur ? »

Je voyais surtout très clairement que je me trouvais dans une position à peu près intenable.

« Et, précisément, quelle était la nature de votre travail parmi nous ? » demandai-je.

Moses secoua la tête.

« Voilà une explication que je ne peux pas vous donner, inspecteur. J’effectuais des recherches sur les possibilités d’un contact. Je préparais ce contact. Mais, concrètement… Vous savez, inspecteur, il est difficile de concevoir un problème plus complexe. Et vous n’êtes pas spécialiste.

— Vous pouvez disposer, dis-je. Appelez Luarwick. Je désire l’interroger. »

Moses se leva pesamment et sortit. Je m’accoudai sur le bureau, la tête en appui contre les poings. Le Lüger me rafraîchissait la joue droite et c’était une sensation agréable. Une idée me traversa l’esprit : j’avais ce Lüger soudé à la main exactement comme Moses semblait avoir une chope en prolongement naturel du corps. J’étais ridicule. J’étais pitoyable. Je me détestais. Je détestais Zgoot et ses conseils d’ami.

Je détestais toute cette bande rassemblée à l’intérieur de l’auberge. Croire ? Ne pas croire ?… Inutile de le nier, j’avais en fait été convaincu par ce que j’avais entendu. Je n’étais pas un débutant dans ce métier, un petit jeune avec une seule année d’expérience ; et j’étais capable de sentir quand un homme disait la vérité. Un homme ! Voilà tout le problème ! Si j’ajoutais foi à leurs déclarations, ce n’étaient plus des humains que j’avais en face de moi ! Non, non… interdit… je n’avais pas le droit de croire à des choses pareilles. Croire revenait à accepter un suicide pur et simple, si l’on résumait bien. Impliquait pour moi d’assumer une responsabilité qu’il n’était pas dans mes attributions de prendre. Une responsabilité dont je ne voulais pas, que je ne voulais pas… non, dont je ne voulais pas… C’était s’engager dans un engrenage où je finirais broyé, écrasé comme une punaise sous un ongle ! Non, merci. Bon, j’avais tout de même attrapé Heenkus. Moses non plus, je n’allais pas le laisser filer. Advienne que pourra ! Non, je n’allais pas laisser filer Moses ! Quelles que soient les conséquences… Et il n’empêche que deux mystères avaient été élucidés : celui de la succursale n° 2 de la Banque nationale, et le mystère du fourgon blindé. Voilà. Point à la ligne. Et si là-dessus intervenaient des questions de politique interplanétaire, moi, je n’étais dans le tableau qu’un misérable policier de rien du tout, et je ne me mêlais pas des grandes décisions réservées aux spécialistes de la politique… Ah ! si seulement je pouvais m’effondrer dans la minute, tomber dans les pommes, comme ce serait bien ! pensai-je avec mélancolie. Ne plus les empêcher d’agir à leur guise, leur laisser le champ libre…

Je tressaillis. La porte avait grincé. Mais ce n’était pas Luarwick qui franchissait le seuil. À sa place, j’avais la visite de Simonet et du patron de l’hôtel. Snevar posa devant moi une tasse de café, Simonet alla chercher une chaise près du mur et s’installa en face de moi. Il me donna l’impression d’avoir fortement maigri, et même d’avoir pris un teint jaunâtre.