« Eh bien, quel est le résultat de vos cogitations, inspecteur ? demanda-t-il.
— Où est Luarwick ? C’est lui que j’avais prié Moses de m’envoyer.
— Luarwick est au plus mal, dit Simonet. Moses est en train de lui appliquer une procédure d’urgence. » Il découvrit ses dents pour un sourire qui n’avait rien d’aimable. « Vous allez les faire mourir, Glebski, et ce sera un acte de crétin borné. Je vous connais depuis peu, il est vrai, pas plus de deux jours, mais je ne m’attendais absolument pas à vous voir incapable d’accepter un autre rôle que celui du pandore crispé sur ses boutons dorés. »
De ma main libre je pris la tasse, l’approchai de mes lèvres et la reposai aussitôt dans la soucoupe. Je ne pouvais plus avaler de café. L’idée même de café avait tendance à se transformer chez moi en haut-le-cœur.
« Fichez-moi la paix, allez-vous-en. Vous êtes tous des bavards inutiles. Alek n’a dans l’esprit que la bonne marche de son établissement, et vous, Simonet, vous n’êtes rien d’autre qu’un intellectuel fatigué…
— Et vous ? dit Simonet. Quel est votre souci principal ? Ce que vous avez dans l’esprit ? Ce qui vous motive ? L’envie d’un galon supplémentaire ?
— Oui, dis-je avec froideur. Exactement. J’ai envie d’un galon de plus. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’adore les galons.
— Vous n’êtes dans la police qu’un minuscule rouage sans importance, dit Simonet. Or, du fond de l’infini, le destin vous envoie une étoile. Pour la première et la dernière fois de votre existence. L’heure de gloire de l’inspecteur Glebski ! Entre vos mains, soudain, se trouve une décision dont l’importance est vraiment fondamentale… Et vous vous conduisez comme le pire des attardés en uniforme…
— Fermez-la, dis-je d’un ton las. Cessez de discutailler pour rien et réfléchissez au moins une minute. Laissons de côté le fait que Moses soit un criminel tout ce qu’il y a de plus classique. Il est net que vous n’avez pas la moindre notion de ce que l’on appelle la légalité. Apparemment, vous devez imaginer qu’il y a deux types de légalité, une pour les êtres humains et une autre pour les vampires. Mais laissons cette question de côté. Admettons qu’il s’agisse bien d’extraterrestres. Admettons qu’ils aient bel et bien été victimes d’un chantage. Maintenant, le contact avec un grand C…» Je fis un geste plutôt mou avec la main qui tenait le Lüger. « L’amitié entre les mondes étrangers, et cætera. Question : que sont-ils en train de mijoter sur Terre ? Moses a reconnu lui-même qu’il avait une mission d’observation. Il observait quoi, exactement ? De quels renseignements ont-ils besoin ?… Votre ricanement est superflu… oui, superflu… Nous sommes ici tous les deux à faire de la science-fiction, or dans les romans de science-fiction, pour autant que je me souvienne, les extraterrestres qui débarquent sur notre planète nous espionnent dans l’intention de préparer une invasion. Comment, à votre avis, dois-je réagir à ces données — moi, le petit fonctionnaire à boutons dorés ? Dois-je accomplir mon devoir ou non ? Et vous-même, Simonet, en tant que Terrien, que pensez-vous du devoir à accomplir ? »
Simonet sourit sans mot dire et me mesura du regard. Le patron marcha jusqu’à la fenêtre et leva le store. Je me tournai vers lui.
« Pourquoi faites-vous cela ? »
Snevar ne répondit pas immédiatement. Il s’était collé le visage contre la vitre et examinait le ciel.
« C’est parce que j’observe la situation sous tous ses angles, Peter », prononça-t-il lentement, sans me regarder. « J’attends. J’attends, Peter… Vous devriez ordonner à cette petite de rentrer à la maison. Là-bas, sur la neige, elle constitue une cible idéale… Moi, elle refuse de m’écouter…»
Je posai le Lüger sur la table, saisis la tasse à deux mains et, les yeux clos, m’obligeai à avaler plusieurs gorgées. Une cible idéale… Tous, ici, nous étions des cibles idéales… Et soudain je sentis qu’une poigne puissante m’immobilisait les coudes dans le dos. J’ouvris les yeux et fus secoué par un spasme. Ma douleur à la clavicule était si aiguë que j’hésitais à la frontière de l’évanouissement.
« Ce n’est rien, Peter, ce n’est rien », articula Snevar, avec une sorte de tendresse. « Vous tiendrez le coup. »
Simonet était en train d’enfiler le Lüger à l’intérieur d’une de ses poches. Il avait une mine coupable, tout autant que préoccupée.
« Traîtres ! » m’écriai-je, sans être encore revenu de ma surprise.
« Non, non, Peter, dit le patron. Mais il faut être raisonnable. La conscience humaine ne vit pas que de lois et de règlements. »
Simonet fit un pas en ma direction, m’abordant sur le côté, avec prudence, et il tapota ma poche de veste. Les clés tintèrent. Je me couvris de sueur, en prévision de la douleur atroce qui allait se déchaîner, puis je me mis à me débattre. En vain. Quand je refis surface, Simonet était déjà en train de franchir la porte et il avait la mallette sous le bras. Le patron continuait à me bloquer les coudes. Sa voix angoissée recommandait à Simonet qui disparaissait :
« Essayez de faire vite, Simonet, essayez de faire le plus vite possible. Il est dans un sale état…»
Je voulus parler, dire quelque chose, mais ma voix me trahit et seul un son rauque sortit de ma gorge. Le patron se pencha par-dessus ma tête. Il manifestait une inquiétude visible.
« Seigneur, Peter, dit-il. Vous êtes décomposé…
— Bandits…, rauquai-je. Je vais tous vous…
— Oui, oui, bien sûr, admit le patron avec docilité. Vous allez tous nous arrêter, et vous aurez raison, mais patientez un peu, ne vous débattez pas… Parce que même si vous avez très mal, je ne vous lâcherai pas…»
Non, il ne me lâcherait pas. J’avais déjà, auparavant, remarqué qu’il était taillé comme un ours, mais malgré tout je ne m’étais pas attendu à une prise aussi inexorable. Je me renversai sur le dossier de la chaise et cessai de résister. J’étais soudain dans le cirage, envahi d’une indifférence obtuse. Et au plus profond de l’âme je ressentais une faible tiédeur, un soulagement : désormais la situation était indépendante de ma volonté, et la responsabilité des événements incombait à d’autres. Apparemment, je dus m’évanouir à nouveau, car je me retrouvai ensuite sur le plancher. Snevar était agenouillé près de moi et me tamponnait le front ; je sentais sur mes tempes un chiffon humide et glacé. À peine avais-je ouvert les yeux qu’il approcha de mes lèvres le goulot d’une bouteille. Il était extrêmement pâle.
« Je voudrais m’asseoir, dis-je. Aidez-moi. »
Il s’exécuta aussitôt, sans élever la moindre objection. La porte était grande ouverte, un courant d’air froid courait sur le sol, on entendait l’écho de voix excitées, puis quelque chose tomba avec un bruit effroyable, et il y eut un craquement violent. Une grimace de pure souffrance déforma les traits de Snevar.
« Maudite malle, prononça-t-il d’une voix oppressée. Ils ont dû me défoncer le mur une nouvelle fois…»
Sous la fenêtre retentit la voix de Moses ; un hurlement d’une puissance surhumaine :
« Tout le monde est prêt ? En avant !… Adieu, humanité ! Nous nous reversons ! Et ce sera une vraie rencontre !…»
En réponse Simonet cria quelque chose d’indistinct, et ensuite les vitres tremblèrent sous l’effet d’un sifflement sinistre qui ressemblait à un cri d’aigle en chasse. Puis tout se tut. Je me mis debout et avançai vers la porte. Le patron marchait à côté de moi avec l’intention de me soutenir si besoin était. Sa large physionomie avait la blancheur et la vague absence de fermeté d’une boule de coton, la sueur coulait le long de son front. Il remuait les lèvres sans qu’un son sorte de sa bouche ; je suppose qu’il priait.