Nous débouchâmes dans le hall vide, où soufflait une bise polaire, et le patron balbutia : « Sortons, Peter, vous avez besoin de respirer un peu d’air frais…» Je le repoussai et me dirigeai vers l’escalier. Au passage, et cela avec une satisfaction mauvaise, venant de loin, je notai que la porte d’entrée avait été complètement arrachée. Sur l’escalier, juste sur la première marche, je fus pris de vertige et dus me raccrocher à la rampe. Snevar se précipita, mais je l’écartai d’un coup d’épaule — celle qui n’avait pas été cassée — et lui lançai : « Foutez-moi le camp, vous entendez ?…» Et il disparut. J’effectuai comme une limace la pénible ascension de l’étage. Marche par marche, les mains crochetées à la rampe. Brunn passa à ma rencontre et se plaqua contre le mur, comme si j’étais un objet d’épouvante. Puis j’atteignis le palier et partis le long du corridor. En chancelant. La porte de la chambre d’Olaf était béante, la chambre vide, et la violente odeur de produits pharmaceutiques s’était répandue dans tout le couloir. Parvenir jusqu’à mon lit, pensai-je. Seulement cela : parvenir jusqu’à mon lit, m’allonger… Et à cet instant un cri déchira l’espace. Un cri perçant :
« Là-bas ! Les voilà ! Trop tard ! Ah ! malédiction ! Trop tard ! »
Puis cette voix se brisa. En bas, dans le hall, il y eut les bruits d’une course, quelque chose tomba, roula, et soudain j’entendis un vrombissement lointain, régulier. Je fis demi-tour et m’élançai en trébuchant vers l’escalier du grenier…
En face de moi se déploya une brusque et vaste tache blanche, la vallée enneigée. Le scintillement du soleil m’obligea à plisser les yeux. Je fus tout d’abord aveuglé ; puis je distinguai des traces de skis ; deux traces bleuâtres et parfaitement rectilignes. Elles se dirigeaient vers le nord, de biais par rapport à L’hôtel, et à l’endroit où elles aboutissaient, j’aperçus les silhouettes des fuyards : très nettes, comme dessinées sur une page blanche. Je suis doté d’une excellente vue, et je pus en discerner tous les détails. Et jamais plus je ne verrai de spectacle aussi violemment saugrenu, aussi bizarre.
En tête fonçait Mme Moses, et Mme Moses portait sous le bras une gigantesque malle noire, et sur ses épaules trônait pesamment le vieux Moses en personne. À droite, un peu en retrait, Olaf filait d’une magnifique foulée de ski de fond, en style finnois, et sur son dos était installé Luarwick. La vaste jupe de Mme Moses flottait au vent, derrière Luarwick battait le drapeau entortillé de sa manche vide ; et le vieux Moses n’arrêtait pas une seconde de frapper sa monture à coups terribles et furieux, levant et abaissant sans discontinuer le faisceau de lanières de son fouet. Ils avançaient vite, à une allure qui dépassait les capacités humaines, surnaturelle, et pendant ce temps l’hélicoptère descendait en oblique pour leur couper la route, brillant au soleil de toutes ses pales et de toutes les vitres de sa cabine.
La vallée s’était emplie du rugissement suraigu du moteur, l’hélicoptère descendait lentement, comme paresseusement, puis il survola les fuyards, les dépassa, revint sur eux, perdit encore de l’altitude, et eux continuaient à foncer tout droit, à toute vitesse, à traverser la vallée comme s’ils ne voyaient rien, n’entendaient rien, et à ce moment-là au milieu du vrombissement monotone et assourdissant apparut un nouveau bruit, un crépitement hargneux, hoquetant, et les fuyards soudain zigzaguèrent, puis Olaf tomba et resta allongé sur le sol sans plus bouger, puis Moses roula à terre, s’effondra dans la neige, et je sentis Simonet qui m’agrippait par le col et me sanglotait dans l’oreille : « Tu as vu ? Hein ? Tu as vu ? Hein ?…» Puis l’hélicoptère resta suspendu au-dessus des corps inanimés et se posa doucement, nous empêchant de voir ceux qui étaient immobiles et ceux qui tentaient encore de ramper… Les pales soulevèrent un tourbillon de neige, il y eut ce nuage blanc, scintillant, moutonneux, dressé sur le fond bleu sombre des falaises à pic. À nouveau se répercuta jusqu’à nous le crépitement aboyeur de la mitrailleuse, et Alek s’accroupit, le visage caché dans les mains, et Simonet continuait à sangloter et à crier : « C’est de sa faute, à ce crétin ! Il a eu ce qu’il voulait, ce crétin, cet assassin ! »
Avec la même douce lenteur, l’hélicoptère se haussa hors du nuage de neige, puis s’inclina vers le ciel dont le bleu clair avait une brutalité insoutenable, et finalement fondit derrière la crête. Et alors, depuis l’étage du dessous, monta le long hurlement plaintif de Lel.
Plus de vingt années ont passé depuis lors. Il y a déjà un an que j’ai pris ma retraite. Je suis grand-père, et il m’arrive parfois de raconter cette histoire à la plus jeune de mes petites-filles. Il est vrai que dans la version que j’en donne à cette occasion, l’histoire se termine toujours bien : les extraterrestres réussissent à rentrer chez eux sans dommages, s’envolent dans une fusée étincelante, et la bande du Champion est mise hors d’état de nuire, car les policiers arrivent à temps. Au début, mes extraterrestres mettaient le cap sur Vénus, mais ensuite, quand les premières expéditions ont débarqué sur cette planète, j’ai dû faire déménager M. Moses dans la constellation du Bouvier. Et d’ailleurs, ce n’est pas de cela que je voulais vous entretenir.
Les faits, tout d’abord. Deux jours plus tard, le Goulot de Bouteille fut dégagé. Je fis venir la police et lui remis Heenkus, ainsi qu’une somme d’un million cent quinze mille couronnes, et en prime mon rapport détaillé sur les circonstances de l’affaire. Cependant l’enquête n’apporta aucune conclusion décisive. À l’endroit où la neige avait été piétinée et lacérée, on retrouva bien cinq cents balles en argent, et même un peu plus, mais l’hélicoptère du Champion avait emporté les corps et n’avait plus été repéré nulle part. Au bout de quelques semaines, un couple de skieurs de randonnée, que leur itinéraire avait menés à peu de distance de notre vallée, déclara avoir vu un hélicoptère s’écraser dans le lac des Trois Mille Vierges. On organisa des recherches, mais on ne parvint pas à trouver le moindre élément intéressant. Il est connu que la profondeur de ce lac atteint par endroits quatre cents mètres, que son fond est formé de glace et que le relief de ce fond se modifie en permanence. Selon toute vraisemblance, le Champion périt dans cet accident — en tout cas, il ne fit plus aucune apparition sur la scène du grand banditisme. Grâce aux renseignements fournis par Heenkus, très préoccupé de sauver sa tête, la bande du Champion fut en partie mise sous les verrous, tandis que le reste s’égaillait sur tout le territoire de l’Europe. Les gangsters tombés entre les mains de la justice n’ajoutèrent rien de significatif aux déclarations que Heenkus avait renouvelées devant les magistrats : tous étaient convaincus que Belzébuth était un puissant sorcier, quand ils ne parlaient pas du diable en personne. Simonet émit l’hypothèse que l’un des robots, alors qu’il avait été chargé dans l’hélicoptère, avait repris conscience et dans un dernier sursaut d’énergie s’était mis à casser tout ce qui se trouvait à sa portée. Cette version est très plausible. Et dans ce cas, je n’envie pas les derniers moments du Champion…
Simonet était alors devenu le principal spécialiste de ce problème. Il avait constitué des commissions d’enquête, écrivait dans les journaux et les revues, faisait des interventions télévisées. J’avais appris qu’il était effectivement un physicien de premier plan. Ce qui ne l’aidait pas, d’ailleurs. Il ne put tirer parti de son autorité scientifique considérable, et même s’il avait rendu auparavant des services à la nation, il n’en obtint aucun bénéfice. J’ignore ce que l’on raconta sur lui dans les sphères scientifiques, mais il me semble qu’il ne reçut aucun soutien de la part de ses confrères. Des commissions, c’est indéniable, se mirent en place, travaillèrent, et tous furent invités à y participer en tant que témoins, tous, y compris Kaïssa, mais, pour autant que je sache, aucune revue scientifique ne publia la moindre ligne sur cette question. Les commissions s’étiolaient, agonisaient, se reformaient à nouveau, adhéraient à la Société d’enquête sur les soucoupes volantes, puis s’en séparaient avec fracas ; tantôt les matériaux réunis faisaient l’objet d’un décret de « Secret-Défense » promulgué par les autorités ; tantôt ces mêmes matériaux voyaient le jour de manière tapageuse dans plusieurs organes de presse à fort tirage ; des dizaines et même des centaines de phraseurs incompétents et d’escrocs s’étaient agglutinés comme des mouches à cette affaire ; et plusieurs brochures avaient été commercialisées, rédigées par de faux témoins et des sources douteuses. En conclusion, Simonet se retrouva isolé avec un petit cercle d’enthousiastes — jeunes savants et étudiants. Ils réalisèrent plusieurs expéditions et ascensions aux alentours des falaises du Goulot de Bouteille, avec pour objectif de mettre au jour des restes de la station détruite. Au cours de l’une de ces expéditions, Simonet dévissa et se tua. Rien de probant ne fut découvert dans les montagnes.