Une atmosphère de peur délicieuse s’était mise à régner autour de la table. M. le physicien la contraria.
« Un jour, dans une ville inconnue, débarque un capitaine nouvellement promu. Il descend à l’auberge et fait appeler l’aubergiste…»
Brusquement, il s’interrompit et jeta sur l’assistance un regard circulaire.
« Oh ! pardon ! s’excusa-t-il. Je ne crois pas qu’en présence des dames…» Il fit une courbette qui s’adressait à Mme Moses. « Et aussi, en présence d’un jeune… euh… d’une… euh… en présence d’une jeune âme innocente…»
Il tournait la tête vers la créature aux lunettes noires.
« Bah, une anecdote idiote, commenta celle-ci avec dédain. “Magnifique d’un bout à l’autre, sauf que ça ne se partage pas en deux”… C’est bien celle-là ?
— Oui ! exulta Simonet, en partant d’un rire tonitruant.
— Ça se partage en deux ? sourit Mme Moses.
— Non ! Ça ne se partage pas ! corrigea l’enfant, sur un ton irrité.
— Ah, bon, ça ne se partage pas ? s’étonna Mme Moses. Mais de quoi s’agit-il exactement ? »
L’enfant se préparait à ouvrir la bouche, mais du Barnstokr fit un geste imperceptible et aussitôt la bouche en question se retrouva cadenassée par une imposante pomme rouge, dans laquelle l’enfant ne tarda pas à mordre, tant elle se révélait savoureuse.
« En fin de compte, notre hôtel n’est pas le seul endroit où se déroulent des événements insolites, dit du Barnstokr.
Rappelons-nous, par exemple, les fameux objets volants non identifiés…»
La jeune créature choisit ce moment pour reculer bruyamment sa chaise et se lever. À grands renforts de craquements de pomme, elle se dirigea hors de la pièce. Bizarre, bizarre ! On pouvait très bien voir dans cette longue et harmonieuse silhouette un adorable corps de jeune fille, d’adolescente à peine formée. Mais dès que l’on commençait à s’attendrir, la jeune fille se dissolvait, et à sa place apparaissait avec indécence une espèce d’adolescent dégingandé et cynique, du genre de ceux qui font de l’élevage de puces sur les plages et s’injectent des stupéfiants dans les toilettes publiques. Je n’avais pas encore décidé qui je pourrais interroger afin de savoir une bonne fois si ce personnage était un garçon ou une fille. Pendant que j’y réfléchissais, du Barnstokr gazouillait :
«… Non, messieurs, Giordano Bruno n’est pas monté en vain sur le bûcher. Il n’y a là-dessus aucun doute à avoir, nous ne sommes pas les seuls habitants du cosmos. La véritable question concerne la manière dont est répartie l’intelligence dans l’Univers. Les savants sont nombreux à estimer (M. Simonet me corrigera si je me trompe) que dans notre seule Galaxie près d’un million de systèmes solaires sont habités. Voyez-vous, messieurs, si j’étais mathématicien, je me baserais sur ces données pour essayer d’établir la probabilité selon laquelle notre Terre pourrait être l’objet, disons, d’une curiosité scientifique venant d’ailleurs…»
De mon côté, j’essayais toujours de résoudre le même problème. Il me semblait plutôt gênant d’interroger du Barnstokr. De surcroît, à mon avis, il devait ignorer la réponse. Pourquoi aurait-il connu le fin mot de l’histoire ? L’enfant de mon frère défunt, ce cher ange, l’adorable créature dont je suis le tuteur : il s’en tirait en jouant sur les ambiguïtés. Sonder l’aimable directeur de l’hôtel ? Il s’en contrefichait, certainement. Kaïssa ? Non, celle-là était trop bête… Et puis… Est-ce que je devais oser me resservir une tranche de rôti ? Kaïssa pouvait bien être la stupidité en personne, il ne fallait pas lui en remontrer sur le chapitre de la cuisine et des petits plats…
« Admettez-le, gazouillait du Barnstokr. L’idée que des yeux étrangers nous examinent, étudient soigneusement notre vieille planète à travers les gouffres du Cosmos, cette idée à elle seule est fascinante…
— Je viens de faire le calcul, dit Simonet. S’ils savent différencier systèmes habités et systèmes inhabités, et en supposant qu’ils n’observent que les systèmes habités, on obtient une probabilité de un, moins e à la puissance moins un.
— Est-ce possible ! » s’effraya Mme Moses, avec quelque retenue, tout en adressant à Simonet un sourire extasié.
À la seconde suivante, Simonet n’était plus qu’un festival de hennissements, sur une chaise qui semblait montée sur ressorts. Je vis des larmes se former au coin de ses paupières.
« Cela représente quoi, en chiffre ? » s’enquit du Barnstokr lorsque déclina le fracas de ce raid acoustique.
Simonet se tamponna les yeux. « Environ deux chances sur trois, répondit-il.
— Mais c’est une probabilité énorme ! s’enflamma du Barnstokr. Je la traduis ainsi : presque à coup sûr, nous sommes l’objet d’une observation ! »
Au même instant, l’air fut parcouru d’une puissante vague de tintements et de craquements, et la porte de la salle à manger donna l’impression d’éclater derrière mon dos : j’en déduisis que quelqu’un tentait de l’enfoncer à coups d’épaules.
« Tirez ! cria le patron. Tirez, je vous en prie ! »
Je me retournai à la seconde précise où le battant de la porte s’écartait. Une forme surprenante se tenait sur le seuil. Il s’agissait d’un homme d’âge mûr, taillé comme une barrique, et ont la tête avait cette incontestable apparence quasi humaine que possèdent tous les bouledogues. Ce personnage était affublé d’une espèce de pourpoint moyenâgeux, absurde, couleur saumon, avec des pans qui lui descendaient aux genoux. On distinguait encore sous le pourpoint un pantalon d’uniforme dont les bandes dorées correspondaient au moins au grade de général. L’un des bras restait replié sous les omoplates et l’autre brandissait quelque chose comme une chope métallique à grande contenance.
« Olga ! » mugit-il. Il regardait au loin avec des yeux troubles. « Mon potage ! »
Il s’ensuivit toute une petite agitation dans la pièce.
Mme Moses, avec un empressement assez indigne, s’était précipitée vers la desserte aux soupières ; le patron s’était écarté du buffet afin d’entamer une impressionnante série de mouvements des mains et des bras, exprimant sa disposition à rendre service. Désireux d’éteindre les derniers hoquets de son hilarité, Simonet se tassait des pommes de terre dans la bouche ; ses yeux roulaient hors de leurs orbites. Quand à M. Moses — car, sans aucun doute, c’était lui —, les joues parcourues de tics solennels, il véhicula sa chope jusqu’à la place qui faisait face à Mme Moses et s’installa, mais en manquant de s’asseoir à côté de la chaise.
« Messieurs, voilà la neige ! » déclara-t-il. Il était complètement ivre. Mme Moses déposa devant lui une assiette fumante. Il y jeta un coup d’œil et avala une gorgée de sa tasse cylindrique. « Quel était le sujet de la conversation ? s’intéressa-t-il.
— Nous discutions de la possibilité pour la Terre d’être visitée par des observateurs venus de l’espace », expliqua du Barnstokr, les lèvres éclairées par un aimable sourire.
« Qu’entendez-vous par-là ? » demanda M. Moses. Il s’était penché au-dessus de sa chope, les yeux arrêtés sur du Barnstokr et animés de terribles lueurs soupçonneuses. « Je n’aurais jamais cru cela de vous, Bamo… Barlo… dub !