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— Oh ! tout cela est pure théorie ! s’exclama du Barnstokr avec insouciance. M. Simonet a calculé pour nous la probabilité…

— Complètement idiot ! le coupa M. Moses. Des balivernes ! Les mathématiques ne sont pas une science… Et celui-là, qui est-ce ? »

Il tournait vers moi son œil droit. Un œil voilé, mauvais.

« Permettez-moi de faire les présentations, proposa en toute hâte le patron de l’hôtel. Monsieur Moses — inspecteur Glebski. Monsieur Glebski — monsieur Moses.

— Inspecteur…, grommela Moses. Fausses factures, passeports trafiqués… Eh bien, Glebski, je veux que vous sachiez ceci : mes papiers ne sont pas faux. Vous avez une bonne mémoire ?

— Je ne m’en plains pas, dis-je.

— Bon. Alors, ne l’oubliez pas. » Il fusilla à nouveau son assiette d’un regard sévère et but une gorgée de sa chope : « La soupe est bonne, aujourd’hui. Olga, débarrasse ! Et apporte-moi de la viande s’il y en a ! Mais pourquoi ce brusque silence, messieurs ? Continuez, continuez ! Je vous écoute.

— À propos de viande, intervint aussitôt Simonet. Un amateur de bonne chère entre dans un restaurant et commande un tournedos…

— Un tournedos. Très bien ! » approuva M. Moses. Il s’efforçait de découper le rôti d’une seule main. L’autre restait soudée à la chope.

« Le serveur prend la commande, continua Simonet. Pendant qu’il attend son plat préféré, l’amateur de bonne chère se rince l’œil avec les filles qui sont sur l’estrade…

— Très drôle, commenta M. Moses. Très drôle, pour l’instant. Ça manque un peu de sel. Olga, passe-moi le sel. Alors, la suite de l’histoire ? »

Simonet hésita.

« Pardon, fit-il, indécis. J’ai soudain les plus vives appréhensions…

— Bien. De vives appréhensions, répéta M. Moses sur un ton satisfait. Et ensuite ?

— C’est tout », soupira tristement Simonet, et il se renversa sur le dossier de sa chaise.

Moses le dévisagea.

« Comment cela, c’est tout ? s’indigna-t-il. Son tournedos, on lui a apporté, oui ou non ?

— Hum… à vrai dire… Non, dit Simonet.

— Quel culot ! dit Moses. Il aurait fallu faire venir le maître d’hôtel. » Il repoussa son assiette. Il avait pris l’air dégoûté. « On imagine difficilement une histoire plus désagréable que celle que vous nous avez racontée, Simonet.

— Il faut avouer qu’elle l’est, bel et bien », admit Simonet. Il avait un sourire blême.

Moses amena la chope à ses lèvres, but une gorgée supplémentaire et se tourna vers le patron.

« Snevar, dit-il. Avez-vous mis la main sur la fripouille qui commet des vols de pantoufles ? Inspecteur, voilà un travail pour vous. Occupez-vous donc de cette affaire à vos moments perdus. Vous n’allez tout de même pas rester toute la journée à fainéanter ? Il y a dans cet hôtel une fripouille qui vole des pantoufles et regarde par les fenêtres. »

J’allais répondre que je tâcherais sans faute de trouver le coupable, mais le cher ange de du Barnstokr choisit le moment où j’ouvrais la bouche pour faire démarrer son Bucéphale juste sous les fenêtres. Dans la salle à manger tout ce qui était verre se mit à cliqueter ; la conversation devint un exercice éprouvant. Avec un bel ensemble, les convives plongèrent le nez dans leurs assiettes. Main sur le cœur, doigts en étoile, du Barnstokr prodiguait des excuses muettes à droite et à gauche. Puis Bucéphale rugit de manière insoutenable, un nuage de poussière neigeuse s’éleva derrière les vitres, et le rugissement impétueux s’éloigna, décrût, jusqu’à n’être plus qu’un ronron à peine audible.

« On se croirait sur le Niagara, fit la petite voix cristalline de Mme Moses.

— Sur une base de lancement de fusées ! renchérit Simonet. Cette machine est complètement bestiale. »

Kaïssa venait de franchir la porte sur la pointe des pieds. Elle s’approcha de M. Moses et plaça devant lui une carafe de sirop d’ananas. Moses eut un regard bienveillant pour la carafe et se pencha sur sa chope.

« Inspecteur, dit-il. Quelles sont vos déductions à propos de ces vols ?

— Je pense qu’il s’agit de farces et que le plaisantin est à chercher parmi les habitants de notre auberge, répondis-je.

— Bizarre hypothèse », jugea Moses. Son ton était désapprobateur.

« Pourquoi bizarre ? objectai-je. Premièrement, on ne peut déceler le moindre mobile derrière tous ces actes, sinon un désir de mystification. Deuxièmement, le chien se comporte comme s’il n’y avait dans la maison que des amis.

— C’est bien le cas ! approuva le patron d’une voix sourde. Lel ne compte ici que des amis. Mais, du point de vue de Lel, il n’était pas un simple ami. Il était Dieu en personne ! »

Moses le regarda fixement.

« Qui cela, IL ? demanda-t-il avec sévérité. 

— LUI. Le disparu.

— Comme c’est passionnant ! pépia Mme Moses.

— Arrêtez de me casser la tête, dit Moses au patron. Et si vous connaissez le responsable de ces plaisanteries, conseillez-lui d’y mettre un terme. Et persuadez-le bien. Vous comprenez ce que je dis ? » Il promena sur nous ses yeux brouillés. « Autrement, c’est moi qui vais montrer de quelles plaisanteries je suis Capable ! » vociféra-t-il.

Le silence s’établit. Je crois que chacune des personnes présentes essayait d’imaginer à quoi ressemblerait le paysage si Moses à son tour faisait des démonstrations d’humour. Je ne m’avance pas sur ce que pensaient les autres ; mais, pour ma part, je voyais un tableau d’une désolation absolue. Moses nous examina l’un après l’autre, à la file, sans oublier d’accompagner son examen de petites gorgées bues dans sa chope. Malgré mes efforts, je n’arrivais pas à comprendre qui était cet homme et ce qu’il faisait au milieu de ces montagnes. Pourquoi portait-il cette redingote de bouffon ? (Était-ce là le début de son programme de facéties ?) De quel liquide sa chope était-elle remplie ? Et pourquoi paraissait-elle toujours pleine, alors que je l’avais vu y porter les lèvres une bonne cinquantaine de fois, et sans faire semblant de boire ?

Puis Mme Moses écarta son assiette, appuya une serviette sur sa bouche admirable, leva les yeux vers le plafond et déclara :

« Ah ! ce que je peux aimer les couchers de soleil ! Ce merveilleux festin de couleurs ! »

J’éprouvai aussitôt un besoin infini de solitude. Je me mis debout et conclus d’un ton sans réplique :

« Avec votre permission, messieurs. Nous nous reverrons au dîner. »

CHAPITRE TROIS

Le patron de l’hôtel observait les jeux de lumière à travers son verre. « Je n’ai aucune idée de ce que peut être cet homme, dit-il. Dans le registre des voyageurs il est inscrit comme commerçant, en déplacement pour raisons personnelles. Mais il n’est pas commerçant, non. Alchimiste cinglé, ou magicien, inventeur… Tout ce qu’on veut, mais pas commerçant. »

Nous nous trouvions au salon, devant la cheminée. Le charbon flambait fort et il faisait bon s’abandonner dans les vieux fauteuils, solides et bien rembourrés. Nous dégustions un vin chaud bouillant, aromatisé au citron. La pénombre confortable était veinée de lueurs rouges. On se sentait tout à fait chez soi. Dehors avait débuté une tempête de neige, le vent sifflait dans le conduit de la cheminée. Tout était tranquille à l’intérieur de l’hôtel, si l’on excepte les échos qui résonnaient dans le lointain : de temps à autre, des accès de rire sanglotant, cascadant depuis on ne savait quel cimetière, auxquels succédaient, pareils à des coups de pistolet, les claquements secs des carambolages réussis. On entendait aussi Kaïssa qui rangeait des casseroles à la cuisine.