Le patron continua, rêveur : « D’ordinaire, les commerçants font montre d’une certaine pingrerie. Or M. Moses est tout le contraire d’un avare. “Auriez-vous l’obligeance de me confier, lui ai-je demandé, à quelle recommandation je dois l’honneur de votre visite ?” En guise de réponse, il a ouvert son portefeuille, il en a retiré un billet de cent couronnes, il l’a enflammé à son briquet, il a allumé sa cigarette, puis il m’a soufflé la fumée au visage : “Je suis Moses, cher monsieur. Albert Moses ! Moses n’a besoin des recommandations ni de Pierre ni de Paul. Moses est partout chez lui.” Qu’est-ce que vous dites de cela, inspecteur ? »
Je réfléchis.
« J’ai eu l’occasion de rencontrer un faux-monnayeur qui se comportait à peu près de la même manière quand on lui demandait ses papiers, dis-je.
— Hypothèse exclue, se réjouit le patron. Ses billets de banque sont tout ce qu’il y a de plus authentique.
— Alors, un millionnaire à qui l’argent est monté à la tête ?
— Qu’il soit millionnaire, dit le patron, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Mais que fait-il dans l’existence ? En voyage pour raisons personnelles… Cette vallée n’est pas une étape pour un voyage. On vient ici pour faire du ski ou de l’alpinisme. Mais c’est un cul-de-sac. À partir d’ici, il n’y a plus de chemin pour nulle part. »
Jambes croisées, je m’étais allongé au point d’être presque couché sur mon siège. Je trouvais extraordinairement agréable de me vautrer ainsi et d’adopter un air grave pour spéculer sur ce qu’était ou n’était pas M. Moses.
« Soit, dis-je. Un cul-de-sac. Mais alors que vient faire dans ce cul-de-sac quelqu’un d’aussi célèbre que M. du Barnstokr ?
— Oh ! le cas de M. du Barnstokr est très différent. C’est la treizième année qu’il séjourne chez moi à cette époque. Quand il est venu pour la première fois, l’hôtel s’appelait encore tout simplement La Hutte. Voilà quelqu’un qui raffole de ma liqueur. À propos, je vous livre une observation, si vous me le permettez. M. Moses est constamment éméché et cependant, depuis son arrivée, il ne m’a pas pris une seule bouteille. »
Je fis « hum » comme si j’en connaissais long sur la question, puis avalai une bonne gorgée de vin chaud.
« Il est inventeur, dit le patron avec assurance. Inventeur ou magicien.
— Vous croyez aux magiciens, monsieur Snevar ?
— Alek, si vous le voulez bien. Appelez-moi Alek, sans cérémonie. »
Je levai mon verre et bus une nouvelle rasade en l’honneur d’Alek.
« Dans ce cas appelez-moi Peter », dis-je.
Mon interlocuteur approuva d’un geste de tête solennel, et absorba une bonne rasade en l’honneur de Peter.
« Si je crois aux magiciens ? dit-il. Je crois en tout ce que mon intelligence peut se représenter, Peter. Je crois aux magiciens, à notre Seigneur Dieu, au diable, aux fantômes… aux soucoupes volantes… Du moment que le cerveau humain peut concevoir de telles images, c’est que tout cela existe bel et bien quelque part. Sinon, pourquoi notre cerveau serait-il doté d’une telle aptitude ?
— Vous êtes un véritable philosophe, Alek.
— Exact, Peter, je suis philosophe. Je suis poète, philosophe et mécanicien. Vous avez vu mes moteurs à mouvement perpétuel ?
— Non. Ils fonctionnent ?
— Parfois. Je dois souvent les arrêter, les pièces s’usent trop vite…» Et soudain il poussa un braillement qui me fit sursauter : « Kaïssa ! Encore un verre de vin chaud pour M. l’inspecteur ! »
Le saint-bernard apparut, vint nous flairer, contempla le feu d’un air sceptique et s’éloigna vers le mur. Puis, au milieu d’un bruit épouvantable, il se laissa tomber par terre.
« Lel…, dit le patron. Il m’arrive parfois d’envier cet animal. Tout ce qu’il voit ! Toutes les choses qu’il voit et qu’il entend pendant la nuit, quand il se promène dans les couloirs… Que ne pourrait-il pas nous conter s’il était doué de parole ! Et si telle était son intention, évidemment. »
Puis Kaïssa fut à côté de nous, très rouge et quelque peu décoiffée. Elle me présenta un verre, fit une révérence, pouffa, quitta la pièce.
« Que de rondeurs ! » commentai-je, machinalement, la voix plutôt pâteuse. J’en étais tout de même à mon troisième verre. Le patron éclata d’un rire débonnaire.
« Irrésistible, reconnut-il. Jusqu’à M. du Barnstokr qui n’a pas pu s’empêcher hier de lui pincer les fesses. Je ne parle pas de notre physicien…
— À mon avis, notre physicien a surtout des vues sur Mme Moses, objectai-je.
— Mme Moses…, fit-il, pensif. Vous savez Peter, j’ai d’assez bonnes raisons de supposer qu’elle n’est ni une dame ni une Moses. »
Je restai muet. Que me chantait-il là ?
« Vous avez probablement déjà noté, continua le patron, qu’elle est beaucoup plus bête que Kaïssa. Et ensuite…» Il baissa le ton. « Je crois que Moses la bat. »
Je fus secoué par un haut-le-corps.
« Comment cela — il la bat ?
— Je crois que c’est à coups de cravache. Moses en possède une. Un stick de piqueur, pour être précis. Quand j’ai aperçu l’objet, je me suis aussitôt demandé : pourquoi M. Moses a-t-il besoin d’un stick de piqueur ? Vous pourriez m’éclairer sur cette question ?
— Eh bien, Alek, c’est-à-dire…, bredouillai-je.
— Je ne tiens pas à être indiscret, dit le patron. Ces histoires ne me regardent pas. C’est vous, d’ailleurs, qui avez lancé la conversation sur M. Moses ; je ne me serais pas permis d’aborder ce sujet le premier. J’étais en train de parler de notre grand physicien.
— D’accord, acceptai-je. Parlons de notre grand physicien.
— Il est mon hôte depuis trois ou quatre hivers, dit le patron. Et à chaque nouveau séjour, il a gagné en grandeur par rapport à la fois précédente.
— Attendez, dis-je. Je crains de me tromper. À qui faites-vous allusion ?
— À M. Simonet, bien sûr. Ne me dites pas que vous n’aviez jamais entendu ce nom auparavant !
— Jamais, assurai-je. Pourquoi devrais-je le connaître ? Il s’est fait pincer pour avoir trafiqué des récépissés dans une consigne à bagages ? »
Le patron me lança un regard de reproche.
« Il faut savoir qui sont les gloires de la science dans son propre pays, énonça-t-il sévèrement.
— Vous êtes sérieux ? m’informai-je.
— Absolument.
— Ce farceur mélancolique, une gloire nationale dans le domaine scientifique ? »
Le patron approuva plusieurs fois de la tête.
« Oui, dit-il. Je comprends votre scepticisme… Évidemment… Ces manières, pour commencer, et tout le reste… Enfin, vous avez raison. M. Simonet est pour moi une inépuisable source de réflexions. J’observe sa conduite ici et je prends conscience du gouffre qui sépare un homme en vacances et ce même homme, plongé dans un travail dont l’importance est essentielle pour l’humanité.
— Hum », fis-je. C’était tout de même plus propre que l’histoire de la cravache.
« J’ai comme l’impression que vous ne me croyez pas…, dit le patron. Mais je dois vous faire remarquer…»
Il se tut, et je sentis que quelqu’un venait d’entrer dans le salon. Je me tirebouchonnai le cou et louchai vers l’arrière afin de voir de qui il s’agissait. C’était l’amour d’enfant de feu le frère de M. du Barnstokr. Il avait fait une apparition complètement silencieuse et s’était accroupi à côté de Lel pour lui caresser la tête. Le reflet cramoisi des braises brillait sur ses énormes lunettes noires. Il semblait être à présent une petite créature très solitaire, oubliée de tous. De son corps émanait une odeur à peine perceptible où se mêlaient sueur, essence et parfum de bonne qualité.