Traverser une rivière, à gué, en pataugeant, en nageant, sur un bateau, un bac, un pont, en avion, la remonter, la descendre dans l’incessant renouvellement du courant : tout cela avait un sens. Mais passer sous une rivière, il y a là quelque chose de pervers, au sens propre du mot. L’esprit prend parfois des chemins qui sont la preuve évidente qu’il est égaré dans une mauvaise direction.
Il y avait neuf tunnels pour les trains et les camions sous la Willamette, seize ponts au-dessus, et des quais de béton sur quarante kilomètres. Le contrôle du courant de la Willamette, et de la Columbia, dans laquelle elle se jetait à quelques kilomètres en aval du centre de Portland, était si perfectionné qu’aucune des deux rivières ne pouvait s’élever de plus de quinze centimètres, même après les pluies torrentielles les plus longues. La Willamette était un élément utile de l’environnement, comme un énorme animal docile et retenu par des harnais, des chaînes, des selles, des mors, des sangles, des entraves. Si elle n’avait pas été utile, elle aurait bien sûr été recouverte de béton, comme les centaines de petites rivières et affluents qui descendaient des collines de la ville dans les ténèbres, sous les rues et les buildings. Mais sans elle, Portland n’aurait pas été un port ; les bateaux, les longues files de péniches les radeaux de détritus y naviguaient encore. Aussi les camions, les trains, et les quelques voitures privées devaient-ils passer par-dessus la Willamette, ou en dessous. Au-dessus des têtes de ceux qui utilisaient les rames du GPRT dans le tunnel de Broadway, il y avait des tonnes de roche et de sable, des tonnes d’eau qui coulaient, les fondations des quais et les quilles des navires de haute mer, les énormes piliers de béton des ponts routiers et des atterrages, un convoi de camions à vapeur chargés de poulets d’élevage frigorifiés un avion à réaction à 34 000 pieds, les étoiles à 4,3 années-lumière et plus. George Orr, pâle dans la lumière fluorescente et tremblotante de la voiture du GPRT, vacilla et se retint à une poignée métallique perdu parmi un millier d’esprits étrangers. Il sentit sur lui cette pesanteur, ce poids qui l’écrasait de plus en plus. Il pensa : « Je suis en train de vivre un cauchemar, dont je m’éveille parfois durant mon sommeil. »
La bousculade des gens qui sortaient à Union Station lui fit oublier ces graves réflexions ; il se concentra entièrement sur ses efforts pour se maintenir à la poignée. Se sentant encore étourdi, il craignait d’avoir des nausées s’il lâchait la poignée pour se soumettre complètement à la pression de la foule (f).
Le train redémarra dans un bruit infernal, mélange de rugissements et de cris perçants. Le système GPRT n’avait que quinze ans d’âge, mais il avait été construit tardivement et à la hâte, avec des matériaux de mauvaise qualité, pendant la grande faillite économique de la voiture privée, et non pas avant. En fait, les rames avaient été construites à Détroit ; c’était reconnaissable à leur état et au bruit qu’elles faisaient. Habitant en ville et utilisant souvent le métro, Orr ne remarquait même pas le fracas. Les terminaisons de ses nerfs auditifs avaient une sensibilité considérablement réduite, bien qu’il n’eût que trente ans ; de toute façon, le bruit n’était que le fond sonore habituel de ce cauchemar. Il se remit à réfléchir, ayant affermi sa prise sur la poignée.
Depuis qu’il avait été contraint de s’intéresser au problème, l’impossibilité pour l’esprit de se souvenir de la plupart de ses rêves l’avait toujours intrigué. La pensée inconsciente, dans la première enfance comme dans le rêve, n’était apparemment pas accessible à la mémoire consciente. Mais était-il inconscient durant l’hypnose ? Pas du tout : parfaitement éveillé, jusqu’à ce qu’on lui ordonne de dormir. Alors, pourquoi ne pouvait-il s’en souvenir ? Cela l’embêtait. Il voulait savoir ce que faisait Haber. Le premier rêve de cet après-midi, par exemple : le docteur lui avait-il simplement dit de rêver encore du cheval ? Et il avait ajouté lui-même le crottin, ce qui était embarrassant. Ou bien, si le docteur avait mentionné le crottin, c’était également embarrassant, d’une autre façon. Et peut-être Haber avait-il eu de la chance de ne pas se retrouver avec un gros tas de merde fumante sur le tapis de son bureau. C’était arrivé, dans un sens : la photographie de la montagne.
Orr sursauta soudain au moment où le train grinçait en entrant dans Alder Street Station. La montagne, pensa-t-il, tandis que soixante-huit personnes se poussaient et se bousculaient en se pressant vers les portes. La montagne. Il m’a dit de remettre la montagne dans mon rêve. Et le cheval a replacé la montagne. Mais s’il m’a dit de remettre la montagne à sa place, c’est qu’il savait qu’elle avait été là avant le cheval. Il le savait. Il a vu que le premier rêve avait changé la réalité. Il a vu le changement. Il me croit. Je ne suis pas fou !
Orr fut alors pris d’une telle joie que, parmi les quarante-deux personnes qui venaient de s’entasser dans le wagon au moment où il pensait à tout cela, les sept ou huit qui l’entouraient directement eurent une sensation faible mais nette de générosité et de soulagement. La femme qui avait tenté en vain de lui prendre la poignée sentit la vive douleur de son cor au pied disparaître agréablement ; l’homme pressé contre lui, à sa gauche pensa soudain à la lumière du soleil ; le vieillard recroquevillé sur son siège, juste en face de lui, oublia un peu qu’il avait faim.
Orr n’était pas un raisonneur très rapide. En réalité ce n’était pas un raisonneur. Il parvenait aux idées par le long chemin, sans jamais patiner sur la glace dure et claire de la logique, ni se laisser emporter par les flots de l’imagination, mais en s’obstinant, en se traînant sur le terrain bourbeux de l’existence. Il ne voyait pas les relations entre les choses, ce qui est, paraît-il, la caractéristique de l’intelligence. Il sentait les relations comme un plombier. Ce n’était pas vraiment un homme stupide, mais il employait son cerveau deux fois moins qu’il ne l’aurait dû, ou deux fois moins vite. Ce ne fut que lorsqu’il eut quitté le métro à Ross Island Bridge West, marché pendant quelques minutes en remontant la colline, et monté dix-huit étages en ascenseur jusqu’à son studio de 2,50 m × 3 m dans la tour Corbett Condominium de vingt étages (vivez mieux pour moins cher au centre-ville !), glissé une tranche de pain au soja dans le four à infrarouges, sorti une bière du réfrigérateur et regardé plusieurs minutes par la fenêtre – il payait double tarif pour une chambre extérieure – les West Hills de Portland couvertes d’énormes tours étincelantes, pleines de lumière et de vie, ce ne fut qu’alors qu’il pensa enfin : « Pourquoi le docteur Haber ne m’a-t-il pas dit qu’il savait que mes rêves se réalisaient ? »
Il se pencha sur ce problème, pendant un moment il pataugea autour, tenta de le soulever, et le trouva très lourd.
Il pensa : « Haber sait, maintenant que la photographie murale a changé deux fois. Pourquoi n’a-t-il rien dit ? Il sait pourtant que j’ai peur d’être fou. Il dit qu’il m’aide, mais cela m’aurait aidé beaucoup plus s’il m’avait déclaré qu’il voyait la même chose que moi, que ce n’était pas seulement une illusion.
» Il sait maintenant, pensa Orr après une longue gorgée de bière, qu’il a cessé de pleuvoir. Pourtant, il n’a pas été vérifié quand je le lui ai dit, peut-être avait-il peur. C’est sûrement cela. Tout cela l’effraye et il veut en avoir le cœur net avant de me dire ce qu’il en pense réellement. À la vérité, je ne peux pas l’en blâmer. Ce qui serait bizarre, ce serait justement qu’il ne soit pas effrayé.