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— Voyez-vous, dit-il, il possède une machine. Un appareil qui ressemble à un enregistreur d’EEG, mais qui analyse plutôt les ondes corticales et les renvoie.

— Vous voulez dire que c’est un savant fou qui possède une machine infernale ?

Le client sourit faiblement.

— Je me suis mal exprimé. Non, je crois qu’il a une très bonne réputation en tant que chercheur scientifique, et qu’il a vraiment la vocation d’aider les gens. Je suis certain qu’il n’a pas l’intention de me faire le moindre mal, ni à personne d’autre. Ses motifs sont très nobles.

Il rencontra le regard désenchanté de la « veuve noire », et se mit à bafouiller.

— La… la machine ! Eh bien, je ne peux pas vous dire comment elle marche mais, de toute façon, il s’en sert pour maintenir mon cerveau dans l’état D, comme il dit – c’est le terme qui désigne le genre de sommeil durant lequel on rêve. C’est assez différent du sommeil ordinaire. Il me plonge par hypnose dans le sommeil et règle sa machine de façon à ce que je rêve tout de suite – ce qui n’arrive généralement pas dans la réalité. Ou du moins, c’est ce que j’ai compris. La machine s’assure que je rêve et je crois qu’elle intensifie mon état D. Et ensuite, je rêve ce qu’il m’a ordonné de rêver sous hypnose.

— Eh bien ! On dirait une méthode simpliste utilisée par un psychiatre à l’ancienne mode pour obtenir des songes à analyser. Mais au lieu de cela, il vous dit ce qu’il faut rêver, par suggestion hypnotique ? Je suppose donc qu’il vous conditionne à travers vos rêves pour une raison quelconque. Maintenant, il est clairement établi que, sous hypnose, quelqu’un peut accomplir presque tout ce qu’on lui suggère, même si sa conscience le lui interdit quand il est dans son état normal : on le sait depuis le milieu du siècle dernier et cela a été légalement établi après l’affaire de Somerville contre Projansky en 88. Bien. Avez-vous quelque raison de croire que ce docteur a utilisé l’hypnose pour vous suggérer de faire quelque chose de dangereux quelque chose que vous auriez répugné à faire ?

Le client hésita.

— Dangereux, oui. Si vous pouvez accepter le fait qu’un rêve puisse être dangereux. Mais il ne m’a pas poussé à faire quoi que ce soit. Seulement à le rêver.

— En bien, est-ce que les rêves qu’il vous suggère vous sont moralement répugnants ?

— Ce n’est pas… pas un mauvais homme. Il a de bonnes intentions. Mon objection porte sur le fait qu’il m’utilise comme un instrument, un moyen – même si ses intentions sont bonnes. Je ne peux pas le juger – mes propres rêves ont des effets immoraux et c’est justement pourquoi j’essayais de les supprimer en prenant des drogues, et c’est ainsi que j’ai été pris dans toute cette histoire. Et je veux m’en sortir, ne plus prendre de médicaments, être soigné. Mais il ne me guérit pas. Il m’encourage.

— À faire quoi ? demanda Miss Lelache après une pause.

— À changer la réalité en rêvant qu’elle est différente, répondit le client, avec obstination, mais sans espoir.

Miss Lelache enfouit son menton entre ses mains et fixa pendant un instant le coffret à bijoux bleu posé sur son bureau, au nadir de son champ de vision. Elle lança un regard subreptice à son client. Il était assis là, paraissant toujours aussi fragile, mais elle savait maintenant qu’il ne serait pas écrasé si elle lui marchait dessus, ni brisé, ni même aplati. Il était particulièrement solide.

Les gens qui allaient voir des conseillers juridiques étaient généralement sur la défensive, quand ils n’attaquaient pas ; ils savaient bien sûr pourquoi ils étaient là : un héritage, un acte de propriété, une injonction, un divorce, un mandat de dépôt, etc. Elle n’arrivait pas à comprendre ce que désirait ce gars-là, apparemment si impuissant et inoffensif. Ce qu’il disait n’avait pas de sens, et pourtant cela ne paraissait pas insensé.

— Très bien, dit-elle prudemment. Et qu’est-ce qui cloche dans ce qu’il vous suggère de rêver ?

— Je n’ai pas le droit de changer les choses. Ni lui de m’y obliger.

Mon Dieu, il y croyait vraiment, il touchait le fond ! Et pourtant, sa morale la troublait, comme si elle aussi était un poisson se débattant dans les profondeurs.

— Changer les choses comment ? Quelles choses ? Donnez-moi un exemple !

Elle ne ressentait aucune pitié pour lui, comme elle en aurait ressenti pour un malade, un schizophrène ou un paranoïaque s’imaginant qu’il manipulait la réalité. Lui n’était qu’une « autre victime de notre époque qui met les esprits des hommes à rude épreuve », comme l’avait dit le président Merdle, avec son don proverbial d’abîmer une citation, lors de son message à la Chambre de l’Union ; et elle était là, à tourmenter une pauvre victime sanglante avec des trous dans le cerveau. Mais elle n’avait pas l’intention d’être trop bonne avec lui. Il pouvait le supporter.

— Le chalet, dit-il, après avoir réfléchi un instant. Lors de ma seconde visite, il m’a posé des questions sur mes rêveries, et je lui ai dit que, parfois, je rêvais d’avoir une maison dans les Terres Sauvages de l’Oregon du Sud, vous savez, comme dans les vieux romans, une résidence secondaire pour aller se reposer. Bien entendu, je n’en avais pas. Qui en a, d’ailleurs ? Mais la semaine dernière, il a dû me suggérer de rêver que j’en avais une. Parce que maintenant, j’en possède une. Un bail de trente-trois ans pour un chalet sur le territoire fédéral, dans la forêt nationale de Siuslaw, près de Neskowin. J’ai loué une auto pour aller la voir, dimanche dernier. Elle est très jolie, mais…

— Pourquoi ne pourriez-vous pas avoir de maisonnette ? Est-ce immoral ? Des tas de gens ont obtenu ces baux à la loterie depuis qu’ils ont ouvert les Terres Sauvages, l’année dernière. Vous avez simplement une chance terrible.

— Mais je n’en possédais pas, dit-il. Ni personne d’autre. Les parcs et les forêts étaient strictement protégés, ou du moins ce qu’il en restait, et on ne pouvait camper qu’autour. Il n’y avait pas de système de bail gouvernemental. Jusqu’à vendredi dernier. Quand j’ai rêvé qu’ils existaient.

— Mais écoutez, Mr. Orr, je sais

— Je sais que vous le savez, dit-il doucement. Je le sais aussi. Comment ils ont décidé de donner à bail certaines parties des forêts nationales l’été dernier, et tout ça. Et j’ai fait une demande, et j’ai eu un numéro gagnant à la loterie. Seulement, je sais aussi que tout cela n’était pas vrai jusqu’à vendredi. Et le docteur Haber le sait également.

— Ainsi, votre rêve de vendredi dernier, déclara telle d’un air moqueur, a changé rétroactivement la réalité pour tout l’État de l’Oregon et modifié une décision de Washington l’année dernière, et effacé la mémoire de tout le monde, sauf la vôtre et celle de votre psychiatre ? Un rêve ! Vous pouvez vous le rappeler ?

— Oui, répondit-il d’une voix morose, mais ferme. Il y avait la maison, et la petite rivière qui coule devant. Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez tout cela, Miss Lelache. Je ne pense même pas que le docteur Haber l’ait bien compris. Sinon, il aurait été plus prudent. Voyez-vous, voilà comment ça marche. S’il me suggère sous l’hypnose de rêver qu’il y a un chien rose dans la pièce, je le rêverai ; mais le chien ne peut pas être là tant que les chiens roses ne font pas partie de l’ordre naturel, n’existent pas dans la réalité. Ce qui arrivera, c’est que j’obtiendrai un caniche blanc teint en rose, avec une raison valable pour expliquer sa présence ; mais si Haber insiste pour que ce soit un chien naturellement rose, mon rêve devra changer l’ordre naturel pour y inclure des chiens roses. Partout. Depuis le pléistocène ou je ne sais quand, depuis l’apparition des chiens. Et ils auront toujours été noirs, bruns, jaunes, blancs ou roses. Et l’un de ces chiens roses aura réussi à entrer, ou ce sera son colley, ou le pékinois de sa secrétaire, ou je ne sais quoi. Pas de miracle. Rien d’étrange. Chaque rêve est rétroactivement logique. Quand je me réveillerai, il n’y aura là qu’un chien rose comme on en voit tous les jours, avec une excellente raison d’être là. Et personne ne se rendra compte de quelque chose de bizarre, sauf moi – et lui. Je garde les souvenirs des deux réalités. Et le docteur Haber aussi. Il est présent au moment du changement, et il connaît le thème du rêve. Il feint de ne pas s’en rendre compte, mais je sais qu’il en est conscient. Pour tous les autres, il y a toujours eu des chiens roses. Pour moi, et pour lui… oui, et non.