Enfin, Haber arrêta la bande et plaça le trancasque sur la tête d’Orr.
— Maintenant, pendant que j’arrange le casque parlons un peu du rêve que vous allez faire, George. Vous avez envie d’en parler, n’est-ce pas ?
Le patient acquiesça.
— La dernière fois que vous êtes venu ici, reprit Haber, nous avons parlé d’une chose qui vous ennuyait. Vous disiez que votre travail vous plaisait, mais que vous n’aimiez pas prendre le métro pour vous y rendre. Vous disiez que vous étouffiez là-dedans ; que les usagers étaient serrés, pressés les uns contre les autres. Vous vous sentiez oppressé, c’était comme si vous n’étiez pas libre.
Il s’arrêta, et le patient, qui était toujours taciturne sous hypnose, répondit enfin :
— La surpopulation.
— Mhmmm ! C’est le mot que vous aviez utilisé. C’est votre terme, votre métaphore pour désigner ce sentiment de gêne. Bien ; maintenant, parlons un peu de ce mot. Vous savez qu’au XVIIIe siècle, Malthus a lancé un cri d’alarme au sujet de la croissance démographique, et qu’une autre panique a eu lieu il y a environ trente ou quarante ans. Et la population a quand même continué à augmenter ; mais toutes les catastrophes qu’on avait prédites ne sont pas arrivées. La situation n’est pas aussi terrible qu’on l’avait annoncé. Nous survivons assez facilement, ici, en Amérique, et notre niveau de vie a dû baisser d’une certaine façon, il est toujours plus élevé qu’il ne l’était il y a une génération. Maintenant, peut-être une terreur excessive de la surpopulation – la foule – ne reflète-t-elle pas une réalité objective, mais un état d’esprit tout à fait personnel. Si vous vous sentez oppressé alors que vous ne l’êtes pas, qu’est-ce que cela signifie ? Peut-être que vous avez peur des contacts humains – d’être trop près des gens, d’être touché. Alors, vous avez trouvé une excuse pour garder à distance cette réalité.
L’EEG était en marche, et tout en parlant, Haber le connecta à l’ampli.
— Maintenant, George, nous allons parler encore un peu et quand je dirai le mot « Antwerp », vous vous endormirez ; et en vous réveillant, vous vous sentirez frais et dispos. Vous ne vous souviendrez pas de ce que je vous dis en ce moment, mais vous vous souviendrez de votre rêve. Ce sera un rêve net, très net, et agréable ; un rêve effectif. Vous rêverez de cette chose qui vous préoccupe, la surpopulation : et dans votre rêve, vous découvrirez que ce n’est pas vraiment cela qui vous ennuie. Les gens ne peuvent pas vivre tout seuls, après tout ; une vie solitaire est la pire des prisons ! Nous avons besoin de gens autour de nous. Pour nous aider, pour les aider, pour nous mesurer à eux, pour affermir nos poings contre eux.
Et ainsi de suite. La présence de l’observatrice le gênait beaucoup en l’obligeant à modifier son style ; il devait employer des termes abstraits, au lieu de dire simplement à Orr ce qu’il devait rêver. Bien sûr, il ne falsifiait pas sa méthode pour tromper l’inspectrice, mais cette méthode n’était pas invariable, tout simplement. Il la changeait d’une séance à l’autre, cherchant le moyen le plus sûr de suggérer les rêves précis qu’il désirait obtenir et se heurtant toujours à cette résistance qui lui semblait être parfois due au prosaïsme des mécanismes primaires de la pensée, et parfois à une véritable opposition de l’esprit d’Orr. Quoi qu’il en fût, le rêve obtenu n’était presque jamais ce qu’attendait Haber ; et cette suggestion vague et abstraite pouvait marcher tout aussi bien qu’une autre. Peut-être soulèverait-elle une moins grande résistance dans le cerveau d’Orr.
Il fit signe à l’observatrice de s’approcher et de regarder l’écran de l’EEG, qu’elle scrutait depuis sa chaise, puis il continua :
— Vous allez faire un rêve dans lequel vous ne vous sentirez pas oppressé par la foule. Vous allez découvrir toute la place qu’il y a dans le monde, toute la place que vous avez pour bouger.
Et il ajouta enfin : « Antwerp ! » et montra l’écran de l’EEG pour que Miss Lelache pût se rendre compte du changement presque instantané.
— Regardez la descente sur tous les graphes, murmura-t-il. Voilà une crête de haut voltage, vous voyez, en voilà une autre… Les fuseaux du sommeil. Il entre déjà dans le stade 2 du sommeil normal, le sommeil S, le genre de sommeil sans rêves précis qui se déroule toute la nuit entre les périodes de sommeil paradoxal. Mais je ne vais pas le laisser plonger dans le stade 4 du sommeil profond, car il est ici pour rêver. Je mets l’ampli en marche. Regardez bien les courbes. Vous voyez ?
— On dirait qu’il se réveille, murmura-t-elle avec un air de doute.
— Exact ! Mais il ne se réveille pas ! Regardez-le !
Orr était immobile ; sa tête légèrement penchée en arrière mettait sa barbe en valeur. Il était profondément endormi, mais sa bouche remuait un peu ; il respirait fortement.
— Vous voyez ses yeux bouger sous les paupières ? C’est ainsi qu’ils ont d’abord déterminé cette période du sommeil durant laquelle on rêve dans les années 1930. Ils l’ont appelée le sommeil avec mouvements oculaires rapides, pendant des années. Mais c’est beaucoup plus que cela. C’est une troisième condition. Son système autonome entier est mobilisé tout autant que pour un moment agité de son état vigile. Mais son tonus musculaire est à zéro, les grands muscles sont encore plus relâchés que durant l’état S. Les aires corticales, subcorticales, hippocampale et pontique sont aussi actives que pendant l’éveil bien qu’elles soient au repos durant l’état S. Sa respiration et sa pression sanguine sont aussi élevées que pendant l’état vigile, ou même plus. Tenez, prenez son pouls. Il plaça les doigts de Miss Lelache sur le poignet inerte d’Orr. Quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq. C’est un rêve agité, quel qu’il soit…
— Vous voulez dire qu’il est en train de rêver ? (Elle paraissait effrayée.)
— Bien sûr.
— Est-ce que toutes ces réactions sont normales ?
— Absolument. Nous faisons tous cela chaque nuit quatre ou cinq fois, pendant au moins dix minutes à chaque fois. C’est un EEG d’état D assez normal que vous voyez sur l’écran. La seule anomalie ou particularité que vous pourriez remarquer est une crête occasionnelle sur certains tracés, une sorte d’effet de brainstorm que je n’avais encore jamais vu sur un EEG d’état D. Ses caractéristiques ressemblent un peu à celles d’un effet qui a été observé sur les électroencéphalogrammes de personnes faisant un certain travail : un travail créateur ou artistique comme peindre, écrire des vers, ou même lire Shakespeare. Ce que fait le cerveau dans ces moments-là, je n’en sais rien encore. Mais l’ampli m’offre la possibilité de les observer systématiquement, et d’en tirer une éventuelle analyse.
— Ce ne peut pas être la machine qui produit cet effet ?
— Non.
En fait, il avait essayé de stimuler le cerveau d’Orr avec l’enregistrement d’un de ces graphes à crêtes élevées, mais le rêve qui avait résulté de cette expérience avait été incohérent ; un mélange du rêve précédent durant lequel l’ampli avait fait l’enregistrement, et du nouveau. Inutile de mentionner les expériences non concluantes.