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— Oui, répondit-elle, encore étourdie, mais recommençant à réagir comme si rien ne s’était passé.

Une onde de soulagement parcourut le corps de Haber. Il eut soudain envie de s’asseoir pour respirer profondément. Le danger était passé. Elle rejetait l’incroyable expérience. Elle se demandait maintenant : « Qu’est-ce qui me prend ? Pourquoi diable ai-je regardé au-dehors en m’attendant à trouver une ville de trois millions d’habitants ? Est-ce que j’aurais des hallucinations ? »

« Évidemment, pensa Haber, un homme qui voit un miracle rejettera le témoignage de ses propres yeux, si ceux qui l’accompagnent n’ont rien vu. »

— Il fait lourd ici, déclara-t-il avec une pointe de sollicitude dans la voix, tout en se dirigeant vers le thermostat mural. Je garde le chauffage ; c’est une vieille habitude des chercheurs du sommeil ; la température du corps baisse durant le sommeil et nous ne voulons pas que nos patients attrapent un rhume. Mais ce chauffage électrique marche trop bien, il m’étourdit à moitié… Il ne devrait pas tarder à se réveiller.

Mais il ne voulait pas qu’Orr se rappelle clairement son rêve, le raconte, confirme le miracle.

— Je crois que je vais le laisser dormir encore un peu ; ce n’est pas grave s’il ne se souvient pas de ce rêve, et il est entré dans le stade 3, maintenant. Laissons-le là pendant que nous finissons de discuter. Y a-t-il d’autres points sur lesquels vous désirez des informations ?

— Non. Non, je ne pense pas. Ses bracelets cliquetèrent timidement. Elle cligna des yeux, essayant de se reprendre. Si vous envoyez au bureau de Mr. Furth une description complète de cette machine, de ses effets et de l’utilisation que vous en faites actuellement, et des résultats obtenus, etc., cela devrait suffire… Avez-vous pris un brevet pour cet appareil ?

— J’ai fait une demande.

— Cela en vaut la peine, acquiesça-t-elle.

En tintinnabulant, elle s’avança vers le dormeur et resta là, debout, à le regarder, une expression bizarre sur son visage maigre.

— Vous avez une drôle de profession, déclara-t-elle soudain. Les rêves ; étudier comment marche le cerveau des êtres ; leur dire ce qu’ils doivent rêver. Je suppose que la majeure partie de votre travail de recherche se passe la nuit.

— Avant, oui. L’ampli peut épargner cela à certains d’entre nous ; nous pouvons obtenir le sommeil quand nous le voulons, grâce à lui, et le genre de sommeil que nous désirons étudier. Mais il y a quelques années, pendant treize mois, je n’allais jamais me coucher avant six heures du matin. Il rit. Je m’en vante un peu, maintenant. C’est ma médaille. En ce moment je laisse mon équipe s’occuper de la plupart des basses besognes. C’est la compensation d’un certain âge.

— Les gens qui dorment sont si lointains, dit-elle toujours en regardant Orr. Où sont-ils ?

— Ici, répondit Haber en tapotant l’écran de l’EEG. Ici, mais hors d’atteinte. C’est cela qui fait le mystère du sommeil pour les humains. C’est leur vie la plus privée. Le dormeur tourne le dos à tout le monde. « Le mystère de l’individu est plus grand durant son sommeil », a écrit un auteur. Mais, bien sûr, un mystère n’est rien d’autre qu’un problème que nous n’avons pas encore résolu !… Il faut qu’il se réveille maintenant. George… George… Réveillez-vous, George…

Et Orr se réveilla comme d’habitude, rapidement, glissant sans problème d’un stade du sommeil à un autre. Il s’assit et regarda d’abord Miss Lelache, puis Haber, qui venait de lui retirer le trancasque. Il se leva s’étira un peu et se dirigea vers la fenêtre. Il resta debout, les yeux perdus au-dehors.

Il prit une pose étrange, presque comme une statue-complètement immobile. Surpris, ni Haber ni Miss Lelache ne dirent mot.

Orr tourna son regard vers Haber.

— Où sont-ils ? demanda-t-il. Où sont-ils tous partis ?

Haber vit les yeux de la femme s’agrandir, la sentit se crisper et comprit le danger. Parler, il devait parler !

— D’après cet EEG, dit-il, et il entendit sa propre voix, profonde et chaude, juste comme il la désirait, je suppose que vous avez fait un rêve très intense George. Il était désagréable ; en fait, c’était presque un cauchemar. Le premier que vous faites ici. Exact ?

— J’ai rêvé du Fléau, répondit Orr, et il frissonna de la tête aux pieds, comme s’il était malade.

Haber hocha la tête. Il s’assit derrière son bureau. Avec cette docilité particulière, sa façon de faire les choses habituelles, Orr vint s’asseoir en face de lui dans le fauteuil de cuir.

— Vous aviez un obstacle à franchir, et cela n’a pas été facile Exact ? C’est la première fois, George, que je vous laisse supporter une réelle angoisse dans un rêve. Mais cette fois, sous ma direction, d’après une suggestion hypnotique, vous avez approché un des éléments les plus profonds de votre malaise psychique. Cette approche n’a pas été facile, ni agréable. En fait ce rêve était effrayant, n’est-ce pas ?

— Vous vous souvenez des Années du Fléau ? questionna Orr, sans agressivité, mais avec une nuance inhabituelle dans la voix (du sarcasme ?).

Puis il se tourna vers Miss Lelache, qui était retournée s’asseoir dans l’autre coin de la pièce.

— Oui, je m’en souviens, dit Haber. J’étais déjà un adulte quand la première épidémie a fait ses ravages, j’avais vingt-deux ans quand la première annonce a été faite, en Russie, que les polluants chimiques de l’atmosphère se combinaient pour former de virulents cancérigènes. La nuit suivante, ils ont publié les statistiques des hôpitaux de Mexico. Puis ils ont déterminé la période d’incubation et tout le monde s’est mis à compter. Et il y a eu les émeutes, et les bagarres, et le Doomsday Band, et les Vigilantes. Et mes parents sont morts cette année-là. Ma femme, l’année suivante. Puis mes deux sœurs et leurs enfants. Tous les gens que je connaissais. Haber écarta les bras. Oui, je me souviens de ces années-là, dit-il gravement. Quand il le faut.

— Elles ont résolu le problème de la surpopulation, n’est-ce pas ? demanda Orr, et cette fois, l’allusion était claire. Nous avons réussi !

— Oui. Elles l’ont résolu. La surpopulation a disparu maintenant. Y avait-il une autre solution, à part une guerre nucléaire ? Actuellement, il n’y a plus de famine perpétuelle en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie. Quand les réseaux de transports seront rétablis, il n’y aura même plus la poignée d’affamés qui existent encore. Ils disent qu’un tiers de l’humanité a encore faim en allant se coucher le soir ; mais en 1980 il y en avait 92 pour 100. Le Gange ne déborde plus à cause des amas de gens morts de faim. Il n’y a plus de manque de protéines, ni de rachitisme parmi les enfants des ouvriers de Portland. Comme il y en avait avant la Catastrophe.

— Le Fléau, dit Orr.

Haber se pencha en avant par-dessus le grand bureau.

— George, dites-moi, est-ce que le monde est surpeuplé ?

— Non, répondit le patient.

Haber pensa un instant qu’il riait et se recula avec un peu d’appréhension ; puis il se rendit compte que c’étaient les larmes qui donnaient à Orr ce regard brillant. Il était près de craquer. Tant mieux ! S’il s’effondrait, l’observatrice serait moins tentée de croire ses déclarations, c’est-à-dire celles qui pourraient correspondre avec ses propres souvenirs.

— Mais il y a une demi-heure, George, vous étiez profondément angoissé parce que vous pensiez que la surpopulation était une menace pour la civilisation, pour le système écologique de la terre entière. Maintenant, je ne m’attends pas à ce que cette crainte ait totalement disparu, loin de là. Mais je pense qu’elle a diminué, puisque vous l’avez affrontée dans ce rêve. Vous comprenez, à présent, qu’elle n’a pas de fondement dans la réalité. Cette angoisse existe encore, mais avec cette différence : vous savez maintenant qu’elle est irrationnelle, qu’elle est due à un sentiment personnel et non à la réalité objective. Évidemment, ce n’est qu’un début. Mais un bon début. Vous avez bien avancé en une seule séance, et avec un seul rêve ! Vous vous en rendez compte ? Vous avez maintenant une poignée pour extirper le reste. Vous êtes en train de surmonter quelque chose qui, jusqu’à présent, vous écrasait, vous étouffait. À partir de maintenant, le combat sera plus égal, parce que vous êtes plus libre. Ne le sentez-vous pas ? N’avez-vous pas déjà la sensation d’être un peu moins écrasé ?