Orr le dévisagea, puis regarda de nouveau l’observatrice. Sans rien dire.
Il y eut une longue pause.
— Vous semblez fatigué, déclara Haber avec sollicitude.
Il voulait calmer Orr, le ramener dans sa timidité habituelle, ou il n’aurait pas le courage de parler du pouvoir de ses rêves devant une troisième personne, ou bien le briser, rendre évident son trouble mental. Mais il ne fit ni l’un ni l’autre.
— S’il n’y avait pas une inspectrice du Contrôle Médical qui nous surveille, je vous offrirais une rasade de whisky. Mais il vaut mieux ne pas transformer cette séance thérapeutique en beuverie, pas vrai ?
— Vous ne désirez pas connaître mon rêve ?
— Si vous voulez.
— Je les enterrais. Dans une des grandes fosses. Je travaillais pour le service des inhumations, quand j’avais seize ans, après que mes parents eurent attrapé la maladie… Seulement, dans le rêve, tous les gens étaient nus et décharnés comme s’ils étaient morts de faim. Il y en avait des montagnes. Et je devais tous les enterrer. Je vous cherchais, mais vous n’étiez pas là.
— Non, dit Haber d’une voix rassurante, je n’ai pas encore figuré dans vos rêves, George.
— Oh, si ! Avec Kennedy, et quand vous étiez un cheval.
— Oui. Tout au début du traitement. Ce rêve-ci doit provenir des souvenirs qui vous restent d’une expérience…
— Non. Je n’ai jamais enterré personne. Nul n’est mort du Fléau. Il n’y a pas eu de Catastrophe. Tout est dans mon imagination. Je l’ai rêvé.
Quel sacré petit con ! Il l’avait dit… Haber redressa la tête et garda un silence tolérant ; c’était tout ce qu’il pouvait faire, car un geste brusque aurait pu éveiller les soupçons de l’observatrice.
— Vous avez déclaré vous souvenir du Fléau ajouta Orr ; mais n’avez-vous pas aussi le souvenir qu’il n’y a pas eu de Fléau, que personne n’est mort de la pollution cancérigène, que la population a continué d’augmenter sans cesse ? Non ? Vous ne vous le rappelez pas ? Et vous, Miss Lelache, vous souvenez-vous de ces deux réalités ?
Mais à ce moment, Haber se leva.
— Désolé, George, mais je ne puis permettre à Miss Lelache d’intervenir dans cette discussion. Elle n’est pas qualifiée pour cela. Il serait déplacé de sa part de vous répondre. Ceci est un traitement psychiatrique. Elle est ici pour observer le comportement de l’ampli, et rien d’autre. Je dois insister sur ce point.
Orr était très pâle ; ses pommettes étaient saillantes. Il resta assis en fixant Haber, sans rien dire.
— Nous avons un problème, continua Haber, et je crains qu’il n’y ait qu’une solution pour le supprimer : couper le nœud gordien. Comme vous le voyez, Miss Lelache, vous êtes le problème, sans vouloir vous offenser. Seulement, nous arrivons à un stade du traitement où notre dialogue ne peut pas continuer en présence d’une autre personne, même si elle ne participe pas. La meilleure chose à faire est d’arrêter la séance, maintenant. Rendez-vous demain à quatre heures. O.K., George ?
Orr se leva, mais ne se dirigea pas vers la porte.
— Avez-vous pensé, docteur Haber, dit-il assez calmement, mais en bégayant un peu, que… qu’il peut y avoir d’autres personnes qui rêvent comme moi ? Que la réalité est sans cesse modifiée sans que nous en soyons conscients ? Remplacée, remodelée tout le temps ; et nous n’en savons rien. Seul le rêveur le sait, ainsi que ceux qui connaissent son rêve. Si c’est vrai, je crois que nous avons de la chance de ne pas nous en rendre compte. C’est assez déconcertant.
Cordial, neutre, rassurant, Haber le raccompagna jusqu’à la porte, puis vers la sortie.
— Vous avez assisté à une séance critique, dit-il à Miss Lelache en fermant la porte derrière lui. Il s’essuya le front, laissant apparaître sur son visage la lassitude et le tracas. Pfff ! ajouta-t-il. Quelle journée pour recevoir une inspectrice !
— C’était très intéressant, déclara-t-elle, et ses bracelets cliquetèrent légèrement.
— Le cas n’est pas désespéré. Une séance comme celle-ci me donne, même à moi, un sentiment de découragement. Mais il a une chance, une chance réelle, de se sortir de ces illusions dans lesquelles il est pris, cette terrible peur de rêver. L’ennui, c’est que ce sont des illusions assez complexes, et l’esprit qui les subit n’est pas idiot ; il est même trop rapide à tisser de nouveaux filets pour s’y prendre lui-même… Si seulement on l’avait envoyé en traitement il y a dix ans, quand il n’était encore qu’un adolescent !… Mais, bien sûr, le Grand Rétablissement économique passait en premier lieu il y a dix ans. Ou même voici un an, avant qu’il ne commence à détruire sa perception de la réalité en prenant des drogues. Mais il fait des efforts, et il continue ; il peut parvenir à une vision plus saine de la réalité.
— Mais ce n’est pas un psychotique, d’après ce que vous m’avez dit, remarqua Miss Lelache d’un air soupçonneux.
— Exact. J’ai dit : déséquilibré. S’il craque, bien sûr, il craquera complètement, pour tomber sans doute dans la schizophrénie catatonique. Une personne déséquilibrée n’est pas moins susceptible de devenir psychotique qu’un être normal.
Il ne pouvait plus parler, les mots se desséchaient sur sa langue, se transformaient en brindilles de sottises. Il lui semblait qu’il avait débité pendant des heures un déluge de phrases absurdes, et maintenant il ne pouvait plus du tout le contrôler. Heureusement Miss Lelache également n’en pouvait plus, c’était visible ; elle cliqueta, lui serra la main et sortit.
Haber se dirigea aussitôt vers le magnétoscope dissimulé derrière un panneau de bois mural, près du divan, avec lequel il enregistrait toutes les séances ; les magnétophones silencieux étaient un privilège des psychothérapeutes et du Bureau des Renseignements. Il effaça l’enregistrement de l’heure passée.
Il s’assit dans son fauteuil derrière le grand bureau de chêne, ouvrit le tiroir du bas, en sortit un verre et une bouteille et se versa un grand doigt de bourbon. Mon Dieu, il n’y avait pas de bourbon ici, une demi-heure auparavant – pas depuis vingt ans ! Les graines étaient bien trop précieuses, avec sept milliards de bouches à nourrir, pour en faire des liqueurs. Il n’y avait que de la pseudo bière ou (pour un médecin) de l’alcool pur ; voilà ce que contenait cette bouteille une demi-heure auparavant : de l’alcool pur.
Il en but la moitié d’un trait, puis resta immobile. Au bout d’un moment, il se leva et se plaça devant la fenêtre, balayant du regard les toits et les arbres. Cent mille âmes. Le soir commençait à obscurcir la rivière paisible, mais les montagnes restaient énormes et claires, lointaines, dans la lumière des hauteurs.