Les étoiles commençaient à apparaître, blanches comme des pâquerettes. Une grosse étoile brillait à droite de la route, incroyablement lumineuse très bas dans le ciel sombre. Quand il la regarda de nouveau elle était encore plus grosse et plus brillante « Elle grandit », pensa-t-il. Elle semblait devenir rougeâtre et continuait à enfler. De petites lueurs tremblotantes zigzaguaient autour d’elle. Un halo pâle agité de pulsations entourait l’énorme étoile et les minuscules points lumineux. « Oh non, non, non ! » s’exclama-t-il tandis que l’étoile s’illuminait soudain et explosait en l’aveuglant. Il tomba sur le sol, se protégeant la tête avec les bras au moment où le ciel se transformait en un bouquet d’éclairs mortels ; mais il ne pouvait pas détourner les yeux, il fallait qu’il regarde. Le sol se souleva comme agité d’un énorme frisson. « Vivez en paix » hurla-t-il, le visage tourné vers le ciel, et il se réveilla sur le divan de cuir.
Il s’assit et enfouit sa tête dans ses mains moites et tremblantes.
Il sentit bientôt la lourde main de Haber posée sur son épaule.
— Encore un mauvais moment, hein ? Bon sang, je croyais pourtant que cela se passerait bien. Je vous avais dit de faire un rêve sur la paix.
— J’en ai fait un.
— Et il vous a mis dans cet état ?
— Je regardais un combat spatial.
— Vous le regardiez ? De quel endroit ?
— De la Terre.
Il raconta brièvement son rêve, mais sans parler de la poule.
— Je ne sais pas s’ils ont eu un des nôtres ou si nous avons descendu le leur, ajouta-t-il.
Haber se mit à rire.
— J’aimerais bien qu’on puisse voir ce qui se passe là-haut ! On se sentirait plus concerné. Mais, bien sûr, ces combats se déroulent à des vitesses et des distances qui dépassent les possibilités de la vision humaine. Votre version est bien plus théâtrale que la réalité, c’est certain. Cela ressemble à un bon film de science-fiction des années soixante-dix. J’allais souvent les voir quand j’étais gosse… Mais à votre avis, pourquoi avez-vous vu en rêve une scène de bataille alors que la suggestion était la paix ?
— Rien que la paix ? Un rêve sur la paix… c’est tout ce que vous avez dit ?
Haber ne répondit pas immédiatement. Il tripotait quelques boutons sur l’ampli.
— O.K., dit-il enfin. Cette fois-ci, pour les besoins de l’analyse, je vais vous laisser comparer la suggestion et le rêve. Peut-être pourrons-nous découvrir pourquoi le résultat est négatif. Je vous avais dit… non, écoutons plutôt la bande.
Il se dirigea vers un panneau mural.
— Vous avez enregistré toute la séance ?
— Bien sûr. C’est courant en psychiatrie. Vous ne le saviez pas ?
« Comment pourrais-je le savoir si le magnétophone est caché, ne fait pas de bruit, et si vous ne me le dites pas ? » pensa Orr ; mais il ne dit rien. Peut-être était-ce la pratique habituelle, peut-être n’était-ce que l’arrogance de Haber ; dans tous les cas, il ne pouvait pas y faire grand-chose.
— Voilà, ça devrait être par là. L’hypnose maintenant, George ; vous êtes… Hé ! Ne vous endormez pas encore, George ! s’exclama la bande.
Orr fit non de la tête et cligna des yeux. La dernière phrase avait été prononcée par la voix enregistrée sur la bande, bien sûr ; mais il était encore sous l’effet de la drogue.
— Je dois sauter encore quelques tours. Voilà, dit Haber, puis la voix enregistrée continua :
— … la paix. Plus de massacres d’êtres humains par d’autres êtres humains. Plus de combats en Iran ou en Arabie ou en Israël. Plus de génocides en Afrique. Plus de stocks d’armes nucléaires et biologiques prêtes à être lancées contre les autres nations. Plus de recherches sur la façon et les moyens de tuer d’autres gens. Un monde en paix avec lui-même. La paix est une notion répandue sur la Terre entière. Vous rêverez que le monde est en paix avec lui-même. Maintenant, vous allez dormir. Quand je dirai…
Il arrêta brusquement le magnétophone ; inutile de renvoyer Orr dans le sommeil en lui faisant entendre le mot clef.
Orr se frotta le front.
— Eh bien, dit-il. J’ai suivi les instructions.
— On ne peut pas dire. Rêver d’une bataille dans l’espace cislunaire…
Haber s’arrêta presque aussi soudainement que la bande magnétique un instant auparavant.
— Cislunaire, répéta Orr, se sentant un peu peiné pour Haber. Nous n’utilisions pas ce mot, quand je me suis endormi. Et comment vont les choses en Israégypte ?
Ce terme de l’ancienne réalité avait un effet curieux dans celle-ci : comme le surréalisme, il semblait avoir un sens et n’en avait pas, ou semblait ne pas en avoir, et en avait un.
Haber arpenta la grande pièce. Il passa une main sur sa barbe rousse et frisée. Ce geste était calculé et familier à Orr, mais quand le docteur parla, le patient sentit qu’il cherchait et choisissait soigneusement ses mots, ne s’abandonnant pas, pour une fois, à son inépuisable capacité d’improvisation.
— Il est étrange que vous ayez pris la défense de la Terre comme une métaphore ou un symbole de paix pour symboliser la fin de la guerre. Ce n’est pas vraiment impropre, mais c’est très subtil. Les rêves sont infiniment subtils, d’ailleurs. Infiniment ! Car, en fait, c’est cette crainte, cette menace immédiate d’une invasion par des extraterrestres inconcevablement hostiles et avec lesquels aucune communication n’est possible, qui nous a forcés à cesser de nous battre entre nous, à tourner notre énergie agressive et défensive vers l’extérieur, à inclure toute l’humanité dans le même territoire, à réunir nos armes contre l’ennemi commun. Si les Étrangers n’avaient pas attaqué, qui sait, peut-être se battrait-on encore au Proche-Orient ?
— Sauter de la poêle pour tomber dans le feu, soupira Orr. Ne Voyez-vous pas, docteur Haber, que c’est tout ce que vous arriverez à tirer de moi ? Écoutez, ce n’est pas que je veuille vous combattre, ni faire obstacle à vos plans. Mettre fin à la guerre était une bonne idée, avec laquelle je suis tout à fait d’accord. J’ai même voté isolationniste aux dernières élections parce que Harris avait promis de nous retirer du Proche-Orient. Mais je crois que je ne peux pas, ou que mon subconscient ne peut pas, ne serait-ce qu’imaginer un monde sans guerre. Tout ce que je peux faire, c’est remplacer une sorte de guerre par une autre. Vous avez dit : plus de massacres d’êtres humains par d’autres êtres humains. Alors, j’ai rêvé des Étrangers. Vos propres idées sont saines et rationnelles, mais c’est mon inconscient que vous essayez d’utiliser, pas mon esprit rationnel. Peut-être pourrais-je concevoir, rationnellement, que les races humaines n’essayent pas de se détruire entre elles ; en fait, c’est plus facile que de concevoir les motifs de la guerre. Mais là, il s’agit de quelque chose qui est en dehors de la raison. Vous voulez atteindre des buts humanitaires et progressistes avec un outil qui n’est pas fait pour cela. Mais qui fait des rêves humanitaires ?
Haber ne répondit rien et ne laissa échapper aucune réaction, aussi Orr continua-t-il :
— Ou peut-être n’est-ce pas seulement mon inconscient, mon esprit irrationnel, peut-être est-ce ma personnalité entière, tout mon être, qui n’est pas fait pour ce travail. Je suis trop défaitiste, ou passif, comme vous avez dit. C’est possible. Je n’ai pas de désirs assez forts. Peut-être est-ce en rapport avec mon… avec cette capacité de rêver effectivement ; mais il y en a sans doute d’autres qui le peuvent, des gens dont l’esprit est plus proche du vôtre, avec lesquels vous pourriez faire un meilleur travail. Vous pourriez continuer vos recherches. Je ne peux pas être le seul ; peut-être est-ce simplement parce que je m’en suis aperçu. Mais je ne veux pas de ce don. Je veux m’en débarrasser. Je ne le supporte pas. Je veux dire… Écoutez, cela fait six ans que la guerre a cessé au Proche-Orient, d’accord, mais maintenant il y a les Étrangers, là-haut sur la Lune. Et s’ils atterrissaient ? Quelle sorte de monstres avez-vous fait surgir de mon inconscient, au nom de la paix ? Moi-même, je n’en sais rien !