— Personne ne sait à quoi ressemblent les Étrangers, George, dit Haber de sa voix pondérée et rassurante. Dieu sait que nous faisons tous des cauchemars à leur sujet ! Mais, comme vous l’avez dit, cela fait six ans maintenant qu’ils se sont posés sur la Lune, et ils ne sont pas encore venus sur la Terre. Pour l’instant, notre système de défense est parfaitement efficace. Il n’y a aucune raison de penser qu’ils vont le briser maintenant, s’ils ne l’ont déjà fait. La période de danger n’a duré que pendant les cinq premiers mois, avant que la Défense ne soit organisée sur la base d’une coopération internationale.
Orr s’assit un moment, les épaules affaissées. Il aurait voulu crier à Haber : « Menteur ! Mais pourquoi ne cessez-vous pas de mentir ! » Mais ce désir n’était pas très profond. Il ne reposait sur rien. D’après ce qu’il savait, Haber était incapable d’être sincère tout simplement parce qu’il se mentait à lui-même. Il pouvait diviser son esprit en deux compartiments hermétiquement fermés. Dans l’un, il savait que les rêves de George changeaient la réalité, et il les utilisait pour ses fins ; dans l’autre, il savait qu’il appliquait l’hypnothérapie et l’abréaction onirique pour traiter un schizophrène qui croyait que ses rêves changeaient la réalité.
Que Haber pût ainsi couper le contact avec lui-même était difficile à concevoir pour Orr ; son propre esprit était si résistant à ce genre de divisions qu’il mettait du temps à les reconnaître chez les autres. Mais il avait appris qu’elles existaient. Il avait grandi dans un pays dirigé par des politiciens qui envoyaient des bombardiers tuer des bébés afin que le monde fut moins dangereux pour les enfants qui y grandiraient plus tard.
Mais tout cela, c’était dans l’ancien monde. Pas dans le meilleur des mondes possibles que nous avions maintenant.
— Je suis en train de craquer, dit-il. Vous devriez vous en rendre compte. Vous êtes psychiatre. Ne voyez-vous pas que je m’effondre ? Des Étrangers venus de l’espace qui attaquent la Terre ! Écoutez : si vous me demandez encore de rêver, qu’est-ce que vous obtiendrez ? Peut-être un monde complètement absurde, le produit d’un esprit malade. Des monstres, des fantômes, des sorcières, des dragons, des métamorphoses… tout ce que nous portons en nous, toutes les frayeurs de l’enfance, les angoisses nocturnes, les cauchemars. Comment pourrez-vous empêcher tout cela de se libérer ? Je ne pourrai pas l’arrêter. Je ne peux pas contrôler quoi que ce soit !
— Ne vous en faites pas pour le contrôle ! Vous avancez vers la liberté, déclara fortement Haber. La liberté ! Votre inconscient n’est pas un puits d’horreurs et d’abominations. C’est une notion victorienne, et qui est affreusement destructrice. Elle a gâté la plupart des grands esprits du XIXe siècle, et a fait obstacle à la psychologie durant toute la première moitié du XXe. N’ayez pas peur de votre inconscient ! Ce n’est pas un gouffre de cauchemars. Rien de tel ! C’est la source de la santé, de l’imagination, de la créativité. Ce que nous appelons « mauvais » est produit par la civilisation, par ses contraintes et ses répressions, qui déforment l’expression libre et spontanée de la personnalité. Le but de la psychothérapie est justement celui-ci : repousser ces craintes et ces cauchemars sans fondements, amener l’inconscient à la lumière de la conscience rationnelle, l’examiner objectivement, et trouver qu’il n’y a rien à craindre.
— Oh, mais si, dit Orr, très doucement.
Haber le laissa enfin partir. Il sortit dans le soir printanier et resta une minute sur les marches de l’institut, les mains dans les poches, regardant les lampadaires de la ville, plus bas, si indistincts dans la brume et l’obscurité qu’ils semblaient clignoter et se déplacer comme de minuscules poissons tropicaux aux reflets argentés dans un aquarium sombre. Un trolley remontait la colline en cliquetant avant de prendre son virage, en haut de Washington Park, devant l’institut. Orr descendit dans la rue et grimpa dans le véhicule au moment où celui-ci tournait. Il avançait d’une façon hésitante, sans but. Comme un somnambule que l’on pousserait.
Chapitre VII
La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. (…) Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. (…) Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; (…) et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit.
À deux heures de l’après-midi, le 30 mars, Heather Lelache a été vue quittant Dave’s Fine Foods, dans Ankeny Street, et se dirigeant vers le sud en descendant la Quatrième Avenue, tenant un gros sac à main noir avec une poignée de cuivre, portant un imperméable en vinyle rouge. Faites attention à cette femme. Elle est dangereuse !
Ce n’est pas qu’elle tenait particulièrement à voir ce pauvre dingue, mais merde elle n’avait pas apprécié d’avoir eu l’air ridicule devant les serveurs. À retenir ainsi une table pendant une demi-heure, juste au milieu de la foule de midi. « J’attends quelqu’un. Je suis désolée, j’attends quelqu’un. » Et personne n’arrivait, et finalement, elle avait dû commander et tout avaler en vitesse, et maintenant, elle avait des aigreurs d’estomac. En plus de sa rancune, de son inquiétude et de sa contrariété.
Elle tourna à gauche dans Morrison Street et s’arrêta brusquement. Que faisait-elle ici ? Ce n’était pas la direction de Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti. Elle remonta rapidement quelques rues vers le nord, traversa Ankeny Street, déboucha dans Burnside Street, et s’arrêta de nouveau. Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle faisait ?
Elle allait au parking aménagé du 209 S.W. Burnside Street. Mais quel parking aménagé ? Son bureau se trouvait dans la tour Pendleton, la première tour commerciale de Portland construite après la Catastrophe, dans Morrison Street. Quinze étages, décor néo-inca. Quel parking aménagé ? Qui diable aurait bien pu travailler dans un parking aménagé ?