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Elle descendit Burnside Street. Évidemment, il était là. Il y avait des panneaux d’interdiction d’entrer tout autour. Son bureau se trouvait là, au troisième étage. Et là, debout sur le trottoir, les yeux levés vers ce vieux bâtiment avec ses escaliers bizarres, légèrement en biais, et ses fenêtres basses, elle se sentit toute drôle. Que s’était-il passé vendredi dernier, pendant cette séance de traitement psychiatrique ?

Elle devait revoir ce petit con, Mr. Truc-Machin Orr. Il lui avait posé un lapin et elle avait quelques questions à lui poser. Elle se dirigea vers le sud – clic, clac, faisaient ses mandibules –, jusqu’à la tour Pendleton, et lui retéléphona de son bureau. D’abord à Bradford Industries (non, Mr. Orr n’est pas venu aujourd’hui, non, il n’a pas téléphoné), puis à son appartement (driiing, driiing, driiing) ; elle aurait peut-être dû appeler de nouveau le docteur Haber. Mais c’était un personnage important, qui dirigeait le palais des rêves, là-haut dans le parc. Et puis, à quoi pensait-elle ? Haber ne devait pas savoir qu’elle était en relation avec Orr. Les menteurs construisent des pièges, puis tombent dedans. L’araignée se prend dans sa propre toile.

Ce soir-là, Orr ne répondit pas au téléphone à sept heures, ni à huit, ni à onze. Il n’était pas à son travail mardi matin, ni mardi après-midi à deux heures.

À quatre heures et demie, mardi après-midi, Heather Lelache quitta les bureaux de Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti et prit le trolley jusqu’à Whiteaker Street, remonta la colline jusqu’à Corbett Avenue, trouva la maison et sonna ; curieux, ce bouton de sonnette usé, dans une petite rue sale, sur le chambranle de la porte vitrée d’une maison qui avait dû être la fierté de quelqu’un en 1905 ou en 1892, et qui avait subi bien des épreuves depuis lors, mais tombait en ruine avec une certaine arrogance et un incroyable sang-froid. Elle appuya sur le bouton de sonnette de George Orr ; pas de réponse. Elle essaya celle de Mr. Ahrens Gérant. Deux fois. Gérant arriva, apparemment méfiant. Mais une chose que la veuve noire savait faire à la perfection, c’était intimider les insectes plus petits. Gérant la conduisit en haut et tourna la poignée de la porte d’Orr. Elle s’ouvrit. Il ne l’avait pas fermée à clef.

Elle recula d’un pas. D’un seul coup, elle pensa que la mort se trouvait à l’intérieur. Et que sa place n’était pas ici.

Gérant, qui ne se sentait pas concerné par les droits relatifs à la propriété privée, pénétra à l’intérieur, et elle le suivit en hésitant.

Les grandes pièces nues étaient obscures et inoccupées. C’était idiot d’avoir pensé à la mort. Orr ne possédait pas grand-chose ; il n’y avait pas ici le fouillis et la pilé de vaisselle sale caractéristique de certains célibataires, ni la propreté méticuleuse de certains autres. Cet appartement ne permettait pas de saisir sa personnalité, mais elle l’imaginait vivant ici ; un homme tranquille, menant une vie tranquille. Un verre se trouvait sur la table, dans la chambre ; l’eau s’était presque entièrement évaporée, laissant un dépôt blanchâtre dans le fond.

— Je ne sais pas où il est parti, déclara Gérant avec mauvaise humeur, et il lui lança un regard interrogateur. Vous croyez qu’il a eu un accident ou quelque chose ?

Gérant portait le manteau en daim à franges, la longue crinière et le collier à l’emblème d’Aquarius de son enfance : apparemment, il n’avait pas changé de vêtements depuis une trentaine d’années. Il avait un fort accent dylanien, et il sentait même la marijuana. Les vieux hippies ne meurent jamais.

Heather le regarda avec bienveillance ; son odeur lui rappelait sa mère.

— Peut-être est-il allé dans sa maison sur la côte, dit-elle. C’est que… il n’est pas en bonne santé, vous savez, il suit un traitement. Il va avoir des ennuis s’il reste éloigné. Savez-vous où se trouve sa maison, et s’il a le téléphone là-bas ?

— J’sais pas.

— Je peux utiliser votre téléphone ?

— Prenez le sien, répondit Gérant en haussant les épaules.

Elle appela un ami qui travaillait aux parcs nationaux de l’Oregon et lui demanda de vérifier les noms des locataires des trente-quatre chalets de la forêt nationale de Siuslaw qui avaient été mis en locaterie. Gérant resta à côté pour entendre la conversation.

— Des amis haut placés, hein ? dit-il quand elle eut fini.

— Cela peut être utile, répondit la veuve noire.

— J’espère que vous trouverez George. J’aime bien ce petit gars. Il m’emprunte ma carte de pharmacie, déclara Gérant, et il se mit à pousser un énorme gloussement, qu’il étouffa aussitôt.

Heather le laissa tout morose, appuyé contre le chambranle de la porte d’entrée, lui et la vieille maison se soutenant l’un l’autre.

Heather prit le trolley jusqu’au centre-ville, loua une Ford Steamer chez Hertz, et s’engagea sur l’autoroute 99-W. Elle était tout excitée. La veuve-noire poursuivait sa proie. Pourquoi n’était-elle pas détective au lieu de n’être qu’une stupide juriste de troisième classe pataugeant dans le droit civil ? Elle haïssait la loi, qui était trop affirmative et trop agressive. Pas comme elle. Elle avait une personnalité sournoise, rusée, timide et renfermée.

La petite voiture fut bientôt hors de la ville, car les faubourgs qui bordaient autrefois les autoroutes de l’ouest sur des kilomètres de long avaient maintenant disparu. Pendant les Années du Fléau, quand, dans certaines régions, il ne restait pas une personne sur vingt en vie, il valait mieux ne pas habiter dans les faubourgs. À des kilomètres du supermarché, pas d’essence pour la voiture, et toutes les maisons pleines de morts aux alentours. Pas d’aide, pas de nourriture. Des meutes de gros chiens – des afghans, des alsaciens, des danois, couraient en liberté sur les pelouses délaissées où poussaient la bardane et le plantain. Aux fenêtres, les vitres étaient brisées. Mais qui pouvait venir les réparer ? Les gens s’étaient réfugiés au centre de la ville ; et quand les faubourgs furent pillés, ils brûlèrent. Comme Moscou en 1812, que ce fût la volonté de Dieu ou le vandalisme : plus personne n’en voulait, et le feu les détruisit. Les plantes sauvages, dont les abeilles font le plus délicieux des miels, poussaient à perte de vue, là où s’étaient trouvés Kensington Homes West, Sylvan Oak, Manor Estate et Valley Vista Park.

Le soleil se couchait quand elle traversa la Tualatin River, calme comme un ruban de soie entre ses hautes berges boisées. Au bout d’un moment, la lune apparut à sa gauche, presque pleine, tandis qu’elle roulait vers le sud. Cela l’ennuyait qu’on regarde par-dessus son épaule dans chaque virage. Ce n’était plus agréable d’observer la lune. Elle ne symbolisait plus l’inaccessible, comme pendant des milliers d’années, ni l’accessible, comme pendant quelques décennies, mais le pays perdu. Une pièce volée, l’extrémité du fusil pointé sur soi, un trou rond dans le manteau du ciel. Les Étrangers tenaient la Lune. Leur premier acte d’agression – c’est ainsi que l’humanité remarqua leur présence dans le système solaire – fut l’attaque de la base lunaire, l’horrible meurtre par asphyxie des quarante hommes qui se trouvaient sous le dôme. Et au même moment, le même jour, ils avaient détruit la plate-forme spatiale soviétique, cet étrange appareil qui orbitait autour de la Terre comme une grosse graine de chardon, et d’où les Russes s’apprêtaient à partir pour Mars. Dix ans seulement après la régression du Fléau, la civilisation humaine ébranlée renaissait de ses cendres, comme un phénix, s’élançant en orbite autour de la Terre, puis vers la Lune, et vers Mars – pour rencontrer cela : la brutalité incompréhensible, sans forme, sans langage. La haine stupide de l’univers.