Выбрать главу

— Eh bien… Je ne puis rien faire pour vous en tant que juriste, dit Heather, qui ne le suivait pas très bien ; elle but à petits coups son café au brandy – un mélange à faire pousser des poils sur un chihuahua. Je n’ai rien pu remarquer de suspect dans sa suggestion hypnotique, ajouta-t-elle ; il vous a simplement dit de ne pas vous en faire au sujet de la surpopulation et tout ça… Et s’il est décidé à cacher le fait qu’il utilise vos rêves pour ses buts personnels, il le peut sans problème ; en vous hypnotisant, il est sûr que vous ne faites pas de rêve effectif pendant que quelqu’un d’autre regarde. Je me demande pourquoi il m’a laissée y assister ? Êtes-vous sûr qu’il y croit lui-même ? Je ne le comprends pas. Mais, de toute façon, il est difficile pour un juriste de s’interposer entre un psychiatre et son patient, surtout quand le psy est une grosse légume et le patient un idiot qui croit que ses rêves se réalisent ; non, je ne vois pas cela devant une cour ! Mais écoutez, vous ne pourriez pas trouver un moyen de ne pas rêver pour lui ? Peut-être en prenant des tranquillisants ?

— Je n’ai plus de carte de pharmacie depuis que je suis en TTV. C’est lui qui devrait rédiger mon ordonnance. N’importe comment, son ampli peut me faire rêver.

— Ça, c’est une atteinte à la liberté individuelle ; mais ça ne suffit pas… Écoutez : et si vous faisiez un rêve qui le changerait, lui ?

Orr tenta de la dévisager à travers le brouillard de sommeil et de brandy qui l’entourait.

— Rendez-le meilleur… Je sais, vous avez dit que c’était un homme bon, qui veut faire le bien. Mais il a soif de puissance. Il a trouvé un moyen parfait de diriger le monde sans en prendre la responsabilité. Bien. Rendez-le moins avide de puissance. Rêvez que c’est un homme vraiment bon. Rêvez qu’il essaie de vous soigner et non de se servir de vous !

— Mais je ne peux pas choisir mes rêves. Personne ne le peut.

Elle parut découragée.

— J’avais oublié. Comme j’avais accepté la réalité de la chose, je continuais à croire que vous pouviez la contrôler. Mais vous ne pouvez pas. Vous le faites, tout simplement.

— Je ne fais rien, dit tristement Orr. Je n’ai jamais rien fait. Je me contente de rêver. Et puis, ça arrive.

— Je vais vous hypnotiser, déclara soudain Heather.

Avoir accepté la réalité de ce don incroyable lui donnait un peu de fougue : si les rêves de George Orr marchaient, alors, tout pouvait marcher. Mais il faut ajouter qu’elle n’avait pas mangé depuis midi et que le mélange de café et de brandy commençait à faire de l’effet.

Il la regarda d’un air effaré.

— Je l’ai déjà fait, expliqua-t-elle. J’ai pris des cours de psycho à la fac, avant de préparer mon droit. Il y avait un cours où nous nous entraînions tous comme hypnotiseurs et comme sujets. J’étais un sujet moyen, mais j’arrivais assez bien à hypnotiser les autres. Je vais vous mettre en état d’hypnose et vous suggérer un rêve. Sur le docteur Haber, pour le rendre inoffensif. Je ne vous dirai que cela, rien de plus. D’accord ? Cela ne devrait pas être dangereux ; pas plus que n’importe quelle autre méthode, au point où nous en sommes.

— Mais je suis plutôt réfractaire à l’hypnose. Avant, je ne l’étais pas, mais il dit que je le suis maintenant.

— Et c’est pour cela qu’il vous fait une induction CV ? J’ai horreur de voir ça, on dirait un meurtre ! Je ne pourrais pas le faire. De toute façon, je ne suis pas médecin.

— Mon dentiste n’utilisait qu’une bande hypnotique. Ça marchait assez bien. Enfin, je pense.

Il parlait tout en dormant et aurait pu continuer à grommeler ainsi indéfiniment.

— On dirait que vous résistez à l’hypnotiseur, dit-elle doucement, pas à l’hypnose… On pourrait quand même essayer. Et si ça marche, je vous donnerai comme suggestion posthypnotique de faire un petit rêve effectif concernant Haber. Comme cela, il deviendra honnête avec vous et tentera de vous aider. Vous pensez que ça pourrait réussir ? Vous voulez essayer ?

— Comme ça, je pourrai au moins dormir un peu, dit-il. Il… faudra bien que je dorme, tôt ou tard. Je ne pense pas que j’y arriverai cette nuit. Si vous croyez que vous pouvez m’hypnotiser…

— Je crois que oui. Mais, dites, vous n’avez rien à manger ?

— Si, répondit-il d’une voix somnolente, puis il sembla se réveiller après quelques secondes. Oh si ! Je suis désolé. Vous n’avez pas mangé en venant ici. Il y a une miche de pain…

Il fouilla dans le placard, en sortit du pain, de la margarine, cinq œufs durs, une boîte de thon et de la salade. Elle trouva deux soucoupes en métal, trois fourchettes et un couteau ébréché.

— Vous avez mangé ? demanda-t-elle.

Il n’en était pas sûr. Ils mangèrent ensemble, elle assise à table, lui debout. Rester debout parut le ranimer un peu et il mangea de bon cœur. Ils durent tout couper en deux, même les cinq œufs.

— Vous êtes très gentille, dit-il.

— Moi ? Pourquoi ? D’être venue ici, vous voulez dire ? Oh ! merde ! J’étais effrayée par cette modification du monde de vendredi dernier ! Je devais élucider tout cela. Écoutez, j’étais justement en train de regarder l’hôpital où je suis née, de l’autre côté de la rivière, pendant que vous rêviez, et tout à coup, il ne fut plus là, et n’y avait jamais été !

— Je croyais que vous étiez de l’Est, murmura-t-il.

Il n’était pas particulièrement en état de suivre une conversation en ce moment.

— Non. Elle nettoya méticuleusement la boîte de thon et lécha le couteau. Je suis de Portland. J’y suis née deux fois maintenant. Dans deux hôpitaux différents. Mon Dieu ! J’y suis née et j’y ai grandi.

— Comme mes parents. Mon père était noir et ma mère était blanche. C’est assez intéressant. Dans les années soixante-dix, c’était un vrai militant, du genre Pouvoir Noir, vous savez ; et ma mère était une hippie. Il venait d’une famille prospère d’Albina, de père inconnu, et ma mère était la fille d’un conseiller juridique de Portland Heights. Et une contestataire, et elle se droguait ; tous ces trucs qu’ils faisaient à l’époque… Ils se sont rencontrés à l’occasion d’une réunion politique, une manifestation. C’était quand les manifestations étaient encore légales. Et ils se sont mariés. Mais ça ne pouvait pas durer longtemps ; cette situation, je veux dire pas seulement le mariage. Quand j’avais huit ans, il est parti en Afrique. Au Ghana, je crois. Il pensait que ses ancêtres venaient de là, mais il n’en était pas vraiment certain. Ils avaient vécu en Louisiane pendant longtemps et personne ne se souvenait d’où ils étaient originaires ; Lelache était le nom de leur propriétaire lequel était français. Comme je portais un nom français, j’ai appris le français au lycée. Elle eut un petit ricanement. De toute façon, il est parti. Et la pauvre Eva s’est plus ou moins effondrée. Eva, c’était le nom de ma mère. Elle ne voulait pas que je l’appelle maman, ou mère, ou je ne sais quoi, parce que ça faisait famille bourgeoise. Alors, je l’appelais Eva. Et nous avons vécu pendant un moment dans une sorte de communauté sur le mont Hood ; oh ! mon Dieu, en hiver, on y gelait ! Mais la police l’a interdite en disant que c’était une conspiration antiaméricaine. Après ça, elle a vécu au jour le jour ; elle faisait de très jolies poteries quand elle pouvait se servir du tour et du four de quelqu’un, mais la plupart du temps, elle travaillait dans de petites boutiques et des restaurants, enfin, ce genre de boulots… Les gens de ce milieu s’aidaient beaucoup entre eux. Vraiment beaucoup. Mais elle n’a jamais pu échapper aux drogues dures. Elle était coincée. Elle s’en était sortie pendant un an, et puis : terminé ! Elle avait survécu au Fléau, mais à trente-huit ans, elle s’est payé une aiguille sale et elle en est morte. Et sa famille s’est pointée pour m’embarquer. Je ne les avais jamais vus ! Et ils m’ont mise au lycée, et en fac de droit. Je vais les voir une fois par an, pour le repas de Noël. Je suis leur négresse-souvenir. Mais en fait, ce qui m’énerve le plus, c’est que je ne peux même pas décider de quelle couleur je suis. Je veux dire, mon père était noir, un vrai Noir – oh, il avait un peu de sang blanc, mais il était Noir – et ma mère était blanche ; moi, je ne suis ni l’une ni l’autre. Vous voyez, mon père haïssait réellement ma mère parce qu’elle était blanche. Mais il l’aimait aussi. Et je crois qu’elle aimait qu’il soit noir beaucoup plus qu’elle ne l’aimait lui-même. Eh bien, qu’est-ce que ça donne comme couleur ? Je n’ai jamais pu le savoir.