Orr hésita.
Haber ouvrit la bouche et la referma. Bien souvent, il savait ce que ses patients allaient dire, et il pouvait le dire mieux qu’eux-mêmes. Mais c’était à eux de faire un pas en avant, c’était ce qui comptait. Il ne pouvait pas le faire pour eux. Et après tout, cette discussion n’était qu’un simple préliminaire, un rite rudimentaire, venu des premiers âges de l’analyse psychiatrique ; sa seule fonction était de l’aider à décider comment il pourrait soigner le patient, si un conditionnement positif ou négatif était indiqué, ce qu’il devait faire.
— Je n’ai pas plus de cauchemars que les autres gens, je pense, dit Orr en regardant ses mains. Rien de spécial. J’ai… peur de rêver.
— De faire des cauchemars ?
— N’importe quels rêves.
— Je vois. Avez-vous la moindre idée sur la cause de cette crainte ? Ou sur ce dont vous avez peur, ce que vous voulez éviter ?
Comme Orr ne répondait pas tout de suite mais restait assis à regarder ses mains, ses mains propres et roses posées trop rigidement sur ses genoux, Haber avança :
— Est-ce l’irrationalité, le désordre, parfois l’immoralité des rêves, est-ce quelque chose comme cela qui vous dérange ?
— Oui, d’une certaine façon. Mais pour une raison spécifique. Voyez-vous, là… là, je…
Voici le point crucial, la clef, pensa Haber, regardant également les mains crispées de George Orr. Pauvre type ! Il fait de mauvais rêves et cela lui donne un complexe de culpabilité. Énurésie enfantine, une mère exclusive…
— Là, vous ne me croirez plus.
Le petit gars était plus malade qu’il n’en avait l’air.
— Un homme concerné par les rêves à la fois quand il dort et quand il est éveillé ne s’occupe pas trop de ce qu’il faut croire ou ne pas croire, Mr. Orr. Ce ne sont pas des critères que j’utilise souvent. Ils conviennent mal. Alors, ne soyez pas gêné, et continuez. Je suis très intéressé.
Cela n’était-il pas trop condescendant ? Il regarda Orr pour voir s’il avait mal pris sa tirade et rencontra durant un bref instant les yeux de l’autre homme. Des yeux extraordinairement beaux, pensa Haber, et il fut surpris par le mot, car la beauté n’était pas non plus un critère qu’il utilisait souvent. Les iris étaient bleus ou gris, très clairs, comme transparents. Pendant un moment, Haber se laissa aller à rendre leur regard à ces yeux clairs et exclusifs ; mais pendant un très court moment seulement, si bien que l’étrangeté de l’expérience fut à peine enregistrée par sa conscience.
— Eh bien, dit Orr avec une certaine détermination, j’ai eu des rêves qui… qui ont affecté le… le monde non onirique. Le monde réel.
— Nous en avons tous, Mr. Orr.
Orr écarquilla les yeux. L’homme moyen parfait.
— L’effet des rêves ayant lieu durant l’état D qui précède immédiatement le réveil sur le niveau émotionnel général de l’esprit peut-être…
Mais l’homme moyen l’interrompit :
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire.
Et il ajouta en bredouillant légèrement :
— Je veux dire que je rêve quelque chose, et que cela arrive réellement.
— Ce n’est pas difficile à croire, Mr. Orr. Je suis tout à fait sérieux en disant ça. Ce n’est que depuis l’essor de l’esprit scientifique que l’on a été enclin à mettre cela en doute, et beaucoup moins enclin à le nier. Les prophéties…
— Je ne fais pas de rêves prophétiques. Je ne peux pas prévoir. Simplement, je change les choses.
Ses mains étaient rivées l’une à l’autre. Pas étonnant que les pontifes de l’École Médicale eussent envoyé ce gars-là ici. Ils envoyaient toujours à Haber les noix qu’ils n’arrivaient pas à casser.
— Pouvez-vous me donner un exemple ? Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez fait un tel rêve ? Quel âge aviez-vous ?
Le patient hésita un long moment et dit finalement :
— Seize ans, je crois.
Son attitude était toujours docile ; ce sujet lui donnait une frayeur considérable, mais pas de réflexe de défense ni d’hostilité envers Haber. Il ajouta :
— Je n’en suis pas sûr.
— Parlez-moi de la première fois dont vous êtes sûr.
— J’avais dix-sept ans. J’habitais encore chez mes parents et la sœur de ma mère vivait chez nous à cette époque. Elle était en instance de divorce et ne travaillait pas, elle touchait simplement l’allocation de base. Elle était plutôt embarrassante. C’était un petit appartement de trois pièces, et elle était toujours là. Elle mettait ma mère à bout de nerfs. Elle nous témoignait assez peu de considération ; je veux dire tante Ethel. Elle accaparait la salle de bains – nous avions encore une salle de bains particulière dans cet appartement. Et elle n’arrêtait pas de me faire des farces, à moitié plaisantes, d’ailleurs. Elle entrait dans ma chambre en ne portant que son pantalon de pyjama, et ainsi de suite. Elle avait à peine trente ans. Tout ça m’énervait. Je n’avais pas encore connu de fille et… vous savez, les adolescents… C’est facile d’exciter un gosse. Je lui en voulais pour cela. Je veux dire, c’était ma tante.
Il lança un regard vers Haber pour être sûr que celui-ci comprenait ce qu’il avait ressenti et ne désapprouvait pas cette rancune. Le laxisme insistant de la fin du XXe siècle avait provoqué autant de culpabilité et de crainte sexuelles que la répression obstinée de la fin du XIXe siècle. Orr craignait que Haber ne fût choqué par le fait qu’il n’avait pas voulu coucher avec sa tante. Le docteur gardait son expression impartiale mais intéressée, et Orr continua.
— Eh bien, je faisais beaucoup de rêves plus ou moins anxieux, et ma tante y apparaissait toujours. Souvent sous une forme déguisée, comme les gens le sont parfois dans les rêves ; une fois, c’était un chat blanc, mais je savais quand même que c’était Ethel. Bon, finalement, une nuit, elle a insisté pour que je l’emmène au cinéma et elle a voulu que je la pelote, et quand nous sommes rentrés à la maison, elle s’est laissée tomber sur mon lit en disant que mes parents étaient endormis, etc. ; eh bien, après avoir enfin réussi à la faire sortir de ma chambre et à m’endormir, j’ai fait ce rêve. Un rêve très intense. Je pouvais m’en rappeler complètement quand je me suis levé. J’avais rêvé qu’Ethel avait été tuée dans un accident d’auto à Los Angeles et que le télégramme était arrivé. Ma mère pleurait en essayant de préparer le dîner, et ça me faisait de la peine, et je voulais faire quelque chose pour elle, mais je ne savais quoi faire. C’était tout… Seulement, quand je me suis levé, je suis allé dans le salon. Pas d’Ethel sur le lit. Il n’y avait personne d’autre dans l’appartement, rien que mes parents et moi. Elle n’était pas là. Elle n’avait jamais été là. Je n’avais même pas besoin de demander. Je m’en souvenais. Je savais que tante Ethel avait été tuée dans un accident sur une autoroute de Los Angeles, six semaines auparavant, en rentrant chez elle après avoir consulté un avocat au sujet de son divorce. Nous avions appris la nouvelle par télégramme. Tout le rêve n’avait consisté en fait qu’à revivre ce qui était réellement arrivé. Seulement, cela n’était pas arrivé. Avant le rêve. Je veux dire, je savais aussi qu’elle avait vécu avec nous, dormant sur le divan du salon, jusqu’à cette nuit-là.