Выбрать главу

— Brune, dit-il doucement, se tenant derrière sa chaise.

— Couleur de merde !

— La couleur de la terre.

— Vous êtes de Portland, vous aussi ?

— Oui.

— Je n’arrive pas à vous entendre avec ce sacré torrent. Je croyais que la nature était silencieuse. Continuez !

— Mais j’ai eu tellement d’enfances maintenant, dit-il. Laquelle pourrais-je vous raconter ? Dans l’une, mes parents sont morts dès la première année du Fléau. Dans une autre, il n’y a pas eu de Fléau. Je ne sais pas… Aucune n’est vraiment intéressante. Je veux dire, il n’y a rien à raconter. Je n’ai fait que m’efforcer de survivre.

— Eh bien ! C’est le principal !

— Cela devient de plus en plus difficile. Le Fléau, et maintenant les Étrangers…

Il poussa un petit rire, mais quand elle se retourna pour le regarder, son visage était lamentable et fatigué.

— Je n’arrive pas à croire que vous les avez rêvés. Je n’y arrive pas. Cela fait si longtemps qu’ils me terrifient ; six ans ! Mais je sais que c’est pourtant vrai, quand j’y pense, parce qu’ils n’existaient pas dans l’autre… ligne temporelle ou je ne sais quoi. Mais ils ne sont pas plus terribles que cette affreuse surpopulation. Ce petit appartement horrible dans lequel je vivais, avec quatre autres femmes, dans une tour condominium, mon Dieu ! Et cet épouvantable métro ! et mes dents étaient très abîmées ; et il n’y avait jamais rien de naturel à manger, et jamais assez ! Vous savez, je pesais cinquante kilos à cette époque, et maintenant j’en fais soixante. J’ai gagné vingt livres depuis vendredi !

— C’est vrai, vous étiez très maigre, la première fois que je vous ai vue. Dans votre bureau.

— Vous aussi. Vous paraissiez décharné. En fait tout le monde l’était, mais je ne le remarquais pas. Maintenant, vous auriez l’air plutôt solide, si seulement vous dormiez un peu.

Il ne répondit rien.

— Tout le monde a l’air en meilleure forme, quand on y pense. Écoutez, si vous ne pouvez pas vous empêcher de faire ce que vous faites, et si cela rend les choses meilleures, vous ne devriez pas vous sentir ainsi coupable. Peut-être vos rêves ne sont-ils qu’un nouveau moyen qu’utilise l’évolution, plus ou moins. Un téléphone rouge. La survie de ceux qui sont les mieux adaptés. En employant des catastrophes.

— Oh, pire que ça ! dit-il de la même voix désinvolte et embrumée. Il s’assit sur son lit. Est-ce que vous…, bafouilla-t-il plusieurs fois. Est-ce que vous vous souvenez du mois d’avril, il y a quatre ans, en 98 ?

— Avril ? Non, rien de spécial.

— Si, la fin du monde, précisa Orr. Un spasme musculaire lui crispait le visage, et il cherchait sa respiration. Personne d’autre ne s’en souvient, ajouta-t-il.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle avec inquiétude.

« Avril, avril 1998, pensa-t-elle, est-ce que je me souviens du mois d’avril 1998 ? » Elle se dit que non, et sut qu’elle aurait dû ; et elle était effrayée. Par lui ? Comme lui ? Pour lui ?

— Ce n’est pas révolution. Ce n’est que l’instinct de conservation. Je ne peux pas… En fait, c’était bien pire. Pire que tout ce que vous vous rappelez. C’était le même monde que le premier dans lequel vous viviez avec une population de sept milliards d’habitants, seulement… c’était encore pire. À part quelques pays européens, personne n’avait instauré assez tôt le fonctionnement, ni le contrôle de la pollution, ni celui des puissances. Et quand, finalement, nous avons tenté de prendre en main le rationnement alimentaire, il était trop tard. Il n’y en avait plus assez, et la Maffia tenait le marché noir. Tout le monde devait acheter au marché noir pour pouvoir obtenir quelque chose à manger, et beaucoup n’obtenaient rien. La Constitution fut récrite en 1984, comme vous le savez, mais les choses allaient si mal à ce moment qu’elle fut encore pire que celle dont vous pouvez vous souvenir. Elle ne prétendait même plus que nous étions une démocratie ; c’était une sorte d’État policier, mais il n’a pu tenir, il s’est effondré. Quand j’avais quinze ans, ils ont fermé les écoles. Il n’y avait pas de Fléau, mais il y avait des épidémies, l’une après l’autre, la dysenterie, l’hépatite, puis la peste bubonique. Mais la plupart des gens mouraient de faim. Et en 93, la guerre a éclaté au Proche-Orient, mais elle était différente. C’était Israël contre les Arabes et l’Égypte. Tous les grands pays s’y sont mis. Un des États africains est entré dans le camp arabe et a envoyé des bombes nucléaires sur deux villes israéliennes, et nous avons aidé les Israéliens à leur rendre la pareille, et – il resta silencieux pendant quelques secondes, puis continua, sans même se rendre compte qu’il s’était arrêté – j’essayais de sortir de la ville. Je voulais rejoindre Forest Parle. J’étais malade, je ne pouvais plus marcher et je me suis assis devant les marches d’une maison, là-haut dans les collines, à l’ouest ; toutes les maisons avaient brûlé, mais les escaliers étaient en ciment et je me souviens qu’il y avait quelques pissenlits, dans une crevasse entre les marches. Je suis resté là, je ne pouvais plus me relever ; et je savais que j’en étais incapable. Je continuais à penser que j’étais debout et que je m’éloignais de la ville, mais c’était du délire. Puis je suis revenu à moi et j’ai revu les pissenlits, et j’ai su que j’étais en train de mourir. Et que tout le monde mourait également. Alors j’ai fait ce… j’ai fait ce rêve.

Sa voix s’était enrouée ; maintenant, il suffoquait presque.

— Tout allait bien, dit-il enfin. J’ai rêvé que j’étais chez moi, et quand je me suis réveillé, tout allait bien. J’étais dans mon lit, chez moi. Seulement, je n’avais jamais été dans cet endroit, l’autre fois, la fois d’avant. Oh ! mon Dieu ! J’aimerais ne plus m’en souvenir. En vérité, je l’ai presque oublié. Depuis, je me suis toujours dit que c’était un rêve. Que c’était un rêve ! Mais ce n’en était pas un. Il existe ; et il n’est pas réel. Ce monde n’était même pas vraisemblable. Mais il était vrai. Et c’est arrivé ainsi. Nous sommes tous morts, et nous avons détruit le monde avant de mourir. Il ne reste rien. Rien que des rêves.

Elle le croyait, et reniait énergiquement sa propre croyance.

— Et alors ? Peut-être le monde n’a-t-il toujours été que cela ! Quoi qu’il en soit, c’est bien. Vous ne pensez pas qu’on vous laisserait faire quelque chose que vous n’êtes pas censé faire, n’est-ce pas ? Pour qui vous prenez-vous donc ! Rien n’arrive que ce qui doit arriver. Jamais ! Qu’est-ce que cela peut faire que vous l’appeliez réalité ou rêve ? Tout cela ne fait qu’un… Pas vrai ?