— Cadeau, dit-il. Est-il acceptable ?
— Oui, répondit Orr en prenant le disque. Merci… merci beaucoup. C’est vraiment gentil de votre part. Je vous suis très reconnaissant.
— Un plaisir, dit l’Étranger.
Bien que la voix mécanique fût sans timbre et que l’armure restât impassible, Orr fut certain que Tiua’k Ennbe Ennbe était en fait très content de lui faire ce cadeau ; lui-même était très touché.
— Je pourrai passer ce disque sur l’appareil de mon propriétaire ; il a un vieil électrophone, dit-il. Merci beaucoup !
Ils se serrèrent de nouveau la main, et George sortit.
« Après tout, pensa-t-il en remontant vers Corbett Avenue, il n’est pas surprenant que les Étrangers soient de mon côté. Dans un sens, c’est moi qui les ai créés. Je ne sais pas dans quel sens, bien sûr. Mais ils n’étaient pas là jusqu’à ce que je rêve d’eux, jusqu’à ce que je les fasse exister. Et ainsi, il y a – il y a toujours eu – un rapport entre nous.
» Évidemment (ces pensées se développaient pendant qu’il marchait), si c’est vrai, alors, le monde entier sous sa forme actuelle doit être de mon côté, puisque je l’ai presque entièrement rêvé, lui aussi. Eh bien, après tout, il est de mon côté. Je veux dire : je suis une partie du monde. Je n’en suis pas séparé. Je marche sur le sol et le sol est foulé par moi, je respire l’air et je le change, je suis entièrement relié au monde.
» Seul Haber est différent, et plus différent à chacun de mes rêves. Il est contre moi : mes rapports avec lui sont négatifs. Et cet aspect du monde dont il est responsable, qu’il m’a ordonné de rêver, c’est celui auquel je me sens étranger, envers lequel je suis impuissant…
» Ce n’est pas qu’il soit mauvais. Il a raison, on devrait essayer d’aider les autres. Mais cette comparaison avec le sérum antivenimeux était fausse. Il parlait d’une personne rencontrant une autre personne qui souffrait. C’est différent. Peut-être ce que j’ai fait, ce que j’ai fait en avril, il y a quatre ans… Était-il justifié… (Mais ses pensées s’écartèrent, comme toujours, de ce terrain brûlant.) On doit aider son prochain. Mais il n’est pas bon de jouer à Dieu avec des masses d’êtres humains. Pour être Dieu, on doit savoir ce que l’on fait. Et faire du bien en croyant simplement que vous avez raison et que vos motifs sont justes ne suffit pas. Vous devez… être en contact. Or, Haber n’est pas en contact. Pour lui, personne d’autre, aucune chose n’a d’existence propre ; il ne voit le monde que comme un moyen d’arriver à ses fins. Cela ne fait aucune différence si ses fins sont bonnes ; nous ne disposons que des moyens… Il ne peut pas accepter, il ne peut pas laisser vivre, laisser aller le monde. Il est fou… Il pourrait nous entraîner tous avec lui, hors de contact, s’il réussissait à rêver comme moi. Que puis-je faire ? »
En se posant cette question, il arriva devant la vieille maison de Corbett Avenue.
Il descendit au sous-sol pour emprunter le tourne-disque de Mannie Ahrens, le gérant. Cela l’obligea à prendre une tasse de thé au cannabis. Comme Orr n’avait jamais fumé et que la moindre inhalation le faisait tousser, Mannie lui préparait toujours des infusions. Ils discutèrent un peu des affaires du monde. Mannie détestait les rencontres sportives ; il restait chez lui et regardait chaque après-midi les émissions éducatives du CMP pour les enfants qui étaient encore trop jeunes pour aller dans les Centres Pédagogiques.
— La poupée alligator, Dooby Doo, elle est vraiment chouette ! dit-il.
De longs silences dans leurs conversations reflétaient les larges trous qu’il y avait dans l’esprit de Mannie, détérioré par l’absorption d’innombrables produits chimiques au fil des ans. Mais ce sous-sol pouilleux était paisible et intime, et le thé au cannabis, qui n’était pas très fort, avait pour effet de détendre Orr. Finalement, il monta l’électrophone chez lui et l’installa dans une cavité murale de son salon vide. Il y plaça le disque et souleva le bras qu’il tint au-dessus. Que voulait-il au juste ?
Il ne le savait pas. De l’aide, pensa-t-il. Eh bien, ce qui arriverait serait acceptable, comme avait dit Tiua’k Ennbe Ennbe.
Il posa délicatement la pointe sur le bord du disque et s’allongea près de l’appareil, sur le sol poussiéreux.
Do you need anybody ?
I need somebody to love.
(As-tu besoin de quelqu’un ?
J’ai besoin de quelqu’un à aimer.)
L’électrophone était automatique ; quand le disque fut terminé, il ronfla doucement pendant un instant, cliqueta un peu, et reposa l’aiguille au début du sillon.
I get by, with a little help,
With a little help from my friends.
(Je m’en tire, avec un peu d’aide,
Avec un peu d’aide de mes amis.)
Tandis que le disque passait pour la onzième fois, Orr s’endormit profondément.
En s’éveillant dans la grande chambre sombre, Heather fut déconcertée. Où diable… ?
Elle avait dormi. Elle s’était assoupie, assise sur le plancher, les jambes allongées et le dos appuyé contre le piano. La marijuana la rendait toujours somnolente, et engourdie aussi, mais on ne pouvait pas blesser Mannie en refusant ; le pauvre vieux ! Aplati comme une descente de lit, George était étendu par terre, à côté du tourne-disque dont l’aiguille se creusait lentement un chemin dans With a little help from my friends pour atteindre la platine. Elle baissa le volume, puis arrêta l’appareil. George ne remuait pas ; ses lèvres étaient légèrement écartées, ses paupières serrées. C’était drôle qu’ils se fussent endormis tous les deux en écoutant la musique. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine afin de voir ce qu’il y avait pour le dîner.
Oh, bon sang, du foie de porc ! C’était nourrissant, et le meilleur rapport prix/poids que l’on pût obtenir avec trois timbres de rationnement. Elle l’avait acheté la veille au marché. Enfin, coupé très finement et frit avec des morceaux de petit salé et des oignons… Beuark ! Eh bien, elle avait assez faim pour manger du foie de porc, et George n’était pas difficile. Si la nourriture était bonne, il la mangeait avec plaisir, et si ce n’était que du foie de porc, il le mangeait quand même. Rendons grâce à Dieu, de qui nous viennent tous les bienfaits, surtout les hommes de bonne volonté !
Elle mit la table et fit cuire deux pommes de terre et la moitié d’un chou, mais elle s’arrêtait de temps en temps : elle se sentait bizarre. Désorientée. Sans doute à cause de cette sacrée marijuana et parce qu’elle avait longuement dormi sur le plancher.
George entra, les cheveux ébouriffés et la chemise sale. Il la regarda.
— Eh bien ! Bonjour ! dit-elle.
Il continua à la regarder en souriant, d’un large sourire radieux. Elle n’avait jamais reçu un si grand compliment de toute sa vie ; elle était déconcertée par cette joie qu’elle avait provoquée.
— Ma chère femme, murmura-t-il en prenant ses mains, qu’il examina de près, et il les posa sur son visage. Tu devrais être brune, ajouta-t-il, et elle fut consternée de voir des larmes dans ses yeux.
Pendant un instant, juste un instant, elle comprit un peu ce qui se passait ; elle se souvint d’avoir été brune, et se rappela le silence du chalet, cette nuit-là, et le bruit du torrent, et beaucoup d’autres choses, tout cela en un éclair. Mais il était plus important de penser à George. Elle le serra contre elle et il lui rendit son étreinte.