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— Tu es fatigué, déclara-t-elle, tu es complètement épuisé ; tu t’es endormi sur le plancher. C’est ce salaud de Haber ! Ne retourne pas le voir ! N’y va pas ! Je me moque de ses recherches ; nous lui intenterons un procès, nous ferons appel, même s’il réussit à obtenir une contrainte contre toi. Et s’il te place à Linnton, on demandera un autre psy et on t’en fera sortir. Tu ne peux pas rester avec lui, il est en train de te détruire.

— Personne ne peut me détruire, répondit-il, et il poussa un petit rire, presque un sanglot. Pas tant que je reçois un peu d’aide de mes amis. Je vais y retourner, cela ne durera plus très longtemps. Je ne crains plus rien pour moi. Mais ne t’en fais pas…

Ils se serrèrent l’un contre l’autre, parfaitement unis, tandis que le foie et les oignons grésillaient dans la poêle.

— Je me suis endormie aussi, murmura-t-elle dans son cou. J’étais tellement abrutie d’avoir tapé toutes ces stupides lettres du vieux Rutti ! Tu as acheté un bon disque, tu sais. J’aimais beaucoup les Beatles quand j’étais gosse, mais les chaînes gouvernementales ne les passent plus.

— C’était un cadeau, dit George.

Mais le foie sautillait maintenant dans la poêle et elle dut se dégager pour aller s’en occuper. Pendant le repas, George la contempla ; et elle lui rendit son regard. Ils étaient mariés depuis sept mois. Ils ne dirent rien d’important ; ils lavèrent la vaisselle et allèrent se coucher. Une fois au lit, ils firent l’amour. L’amour ne se contente pas de demeurer là, comme une pierre, il faut aussi le faire, comme le pain ; le refaire tout le temps, le renouveler. Quand il fut fait, ils restèrent allongés dans les bras l’un de l’autre, retenant leur amour, endormis. Dans son sommeil, Heather entendit le rugissement d’un torrent, plein de voix d’enfants qui n’étaient pas encore nés, et qui chantaient.

Dans son sommeil, George vit les profondeurs de la pleine mer.

Heather était secrétaire dans une vieille association inutile de jurisconsultes : Ponder & Rutti. Quand elle quitta son travail à quatre heures et demie, le lendemain, vendredi, elle ne prit pas le monorail puis le trolley pour rentrer chez elle, mais monta dans le funiculaire qui allait jusqu’à Washington Park. Elle avait dit à George qu’elle le retrouverait à l’UHRED, puisque sa séance thérapeutique n’avait lieu qu’à cinq heures ; et ensuite, ils pourraient rentrer ensemble et dîner dans l’un des restaurants du CMP situés sur la Promenade Internationale.

— Tout se passera bien, lui avait-il dit, comprenant les raisons de sa femme, et il le pensait réellement.

— Je sais, avait-elle répondu. Mais ce serait chouette de manger dehors, et j’ai économisé quelques timbres. Nous n’avons encore jamais été à la Casa Boliviana.

Elle parvint assez tôt à la tour de l’UHRED et attendit devant les grandes marches de marbre. Il arriva par le funiculaire suivant. Elle le regarda descendre, parmi d’autres qu’elle ne vit même pas. Un homme assez petit, élégant, l’air sûr de lui, le visage aimable. Il avait une démarche agréable, bien qu’il fût un peu courbé, comme tous ceux qui travaillent dans les bureaux. Quand il l’aperçut, ses yeux clairs et brillants semblèrent s’illuminer, et il sourit : de ce sourire qui était la preuve d’une joie immense. Elle l’aimait passionnément. Si Haber lui faisait encore du mal, elle serait capable d’aller trouver le docteur et de le réduire en poudre. D’habitude, les sentiments violents lui étaient étrangers, mais pas quand cela concernait George. Et de toute façon, aujourd’hui, elle n’était pas dans son état normal. Elle se sentait plus courageuse, plus dure. À deux reprises, au bureau, elle avait dit « Merde ! » à haute voix, faisant sursauter le vieux Mr. Rutti. Elle n’avait presque jamais prononcé « Merde ! » tout haut jusqu’à présent, et n’avait pas eu l’intention de le dire, à aucun moment, et pourtant, elle l’avait fait, comme s’il s’était agi d’une vieille habitude qu’elle ne pouvait plus briser…

— Salut, George !

— Salut ! répondit-il en lui prenant les mains. Tu es merveilleuse !

Comment quelqu’un pouvait-il croire que cet homme était malade ? D’accord, il faisait de drôles de rêves. C’était mieux que d’être mesquin et haineux, comme à peu près le quart des gens qu’elle connaissait.

— Il est déjà cinq heures. Je vais t’attendre ici. S’il pleut, je serai dans le vestibule. On dirait le tombeau de Napoléon, là-dedans, avec tous ces machins et ce marbre noir. Mais les environs sont agréables. On peut entendre rugir les lions du zoo.

— Viens avec moi, dit-il. Il pleut déjà.

C’était vrai ; l’incessante bruine tiède du printemps : la glace de l’Antarctique, retombait doucement sur les enfants de ceux qui étaient responsables de sa fonte.

— Il a une très belle salle d’attente. Tu y seras sans doute en compagnie de quelques gros bonnets des services fédéraux et de trois ou quatre chefs d’État. Attendant tous d’être reçus par le directeur de l’UHRED. Et à chaque fois, je dois me frayer un chemin dans la foule, et je passe avant eux. Le psychopathe apprivoisé du docteur Haber. Son spectacle. Son patient attitré…

Il la conduisit dans le grand couloir, sous le dôme, vers les escaliers roulants, puis jusqu’en haut de l’incroyable escalator en spirale, apparemment infini.

— L’UHRED dirige réellement le monde, expliqua-t-il. Je n’arrête pas de me demander pourquoi Haber a besoin d’une autre forme de pouvoir. Dieu sait qu’il en a déjà bien assez ! Pourquoi ne peut-il pas s’arrêter maintenant ? Je suppose que c’est comme Alexandre le Grand, qui avait toujours besoin de conquérir de nouveaux mondes. Je n’ai jamais compris cela. Ça s’est bien passé à ton bureau, aujourd’hui ?

Il était tendu, c’était pour cela qu’il parlait tant ; mais il ne semblait pas déprimé ou inquiet, comme il l’avait été durant des semaines. Quelque chose lui avait rendu sa sérénité naturelle. Elle n’avait jamais vraiment cru qu’il pourrait la perdre pour longtemps ; pourtant, il avait été malheureux, de plus en plus. Mais maintenant, c’était fini, et le changement était si soudain et si complet qu’elle se demandait ce qui en était la cause. Il était ainsi depuis la nuit dernière, depuis qu’il avait dormi sur le plancher de leur salon encore presque vide en écoutant cette chanson dingue et subtile des Beatles. Depuis ce moment, il était redevenu lui-même.

Il n’y avait personne dans la grande et luxueuse salle d’attente de Haber. George donna son nom à une machine qui ressemblait à un bureau, près de la porte ; un autoréceptionniste, expliqua-t-il à Heather. Elle fit un jeu de mots timide en demandant s’ils avaient aussi des machines autoérotiques, quand la porte s’ouvrit ; Haber se tenait dans l’encadrement.

Elle ne l’avait rencontré qu’une seule fois, et brièvement, quand il avait accepté George comme patient. Elle avait oublié quel homme grand c’était, quelle belle barbe il avait, et comme il paraissait imposant et énergique.

— Entrez donc, George ! tonna-t-il.

Elle était effrayée. Elle eut un frisson. Il la remarqua.

— Mrs. Orr… Heureux de vous voir ! Je suis content que vous soyez venue. Entrez aussi.

— Oh non, je voulais seulement…

— Oh si ! Vous rendez-vous compte que c’est probablement la dernière séance de George ici ? Vous l’a-t-il dit ? Ce soir, on arrive au bout. Vous devriez rester. Venez ! J’ai laissé partir mes assistants de bonne heure. Je pense que vous avez dû voir la débandade dans l’escalator de descente. Je crois que tout le bâtiment est à moi, ce soir. C’est ça, asseyez-vous là !

Il continua de parler ; il était inutile de répondre quoi que ce soit. Elle était fascinée par la conduite de Haber, par l’espèce de sentiment de triomphe qui émanait de lui ; elle ne s’était plus souvenue du personnage cordial et autoritaire qu’il était, plus grand que nature. Il était vraiment incroyable qu’un tel homme, un dirigeant international et un grand savant, eût pu passer toutes ces semaines de thérapie personnelle avec George, qui n’était pas une personnalité. Mais, bien sûr, le cas de George était très important pour la recherche scientifique.