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Il réussit à s’extirper de la rame à l’arrêt de East Broadway et se fraya un chemin pendant quatre blocs à travers la foule toujours plus nombreuse des gens qui venaient de finir leur journée de travail. Il atteignit enfin la tour Willamette East, grand pilier prétentieux de béton et de verre, cherchant l’air et la lumière avec une obstination toute végétale parmi la jungle des bâtiments similaires qui l’entouraient. Très peu d’air et de lumière descendait au niveau de la rue ; il y faisait chaud et une pluie fine y tombait sans cesse. La pluie était une vieille tradition de Portland, mais la chaleur – environ 21o C, le 2 mars – était récente, résultat de la pollution atmosphérique. Les émanations urbaines et industrielles n’avaient pas été contrôlées assez tôt pour que l’on pût renverser la tendance cumulative qui s’annonçait déjà au milieu du XXe siècle ; il faudrait plusieurs siècles pour que l’air perde son surplus de CO2, s’il y arrivait jamais. New York allait devenir l’une des plus grandes victimes de l’effet de serre, car les glaces polaires continuaient à fondre et le niveau de la mer montait toujours ; en fait, toute la côte nord-est était en danger. Il y avait quelques compensations, malgré tout. L’eau s’élevait déjà dans la baie de San Francisco et finirait par couvrir toutes les centaines de kilomètres carrés de boue et de détritus qu’on y avait déversés depuis 1848. Portland, avec ses cent trente kilomètres et le plateau côtier qui le protégeait de la mer, n’était pas menacé par le soulèvement des eaux, mais seulement par la pluie qui tombait.

Il avait toujours plu dans l’Oregon occidental, mais maintenant, il y pleuvait sans arrêt ; une pluie tiède et régulière. C’était un peu comme si l’on vivait à jamais dans un déluge de soupe chaude.

Les villes nouvelles – Umatilla, John Day, French Glen – étaient situées à l’est des Cascades, dans ce qui avait été un désert trente années auparavant. Il y faisait terriblement chaud en été, mais il n’y tombait que 110 cm de pluie par an – contre 285 cm à Portland. La culture intensive y était possible : le désert fleurissait. French Glen avait maintenant une population de sept millions d’habitants. Portland, avec seulement trois millions d’âmes et une croissance démographique presque nulle, avait été laissé loin derrière dans la marche du progrès. Ce n’était pas quelque chose de nouveau pour Portland. Et quelle différence cela faisait-il ? La sous-alimentation, la surpopulation et l’insalubrité de l’environnement étaient la norme. Il y avait plus de cas de scorbut, de typhus et d’hépatite dans les vieilles villes, plus de bandes armées, de crimes et de meurtres dans les villes nouvelles. Les rats régnaient sur les unes et la Maffia sur les autres. George Orr restait à Portland parce qu’il y avait toujours vécu et parce qu’il n’avait aucune raison de croire qu’ailleurs la vie serait plus agréable, ou différente.

Miss Crouch, souriante et désintéressée, le fit entrer, Orr avait cru que les bureaux des psychiatres, comme les terriers de lapins, possédaient toujours deux portes. Celui-ci n’en avait qu’une, mais il ne pensait pas qu’ici les patients se bousculeraient pour entrer et sortir. À l’École Médicale, on lui avait dit que le docteur Haber n’avait qu’une expérience psychiatrique assez réduite, étant surtout un chercheur. Cela lui avait donné l’idée d’un homme exclusif et ayant réussi, et les manières joviales et autoritaires du docteur avaient confirmé cette idée. Mais aujourd’hui, moins nerveux, il avait une vision des choses plus précise. Le bureau n’avait pas le luxe assuré du succès financier, ni le désordre insouciant du désintéressement scientifique. Les chaises et le divan étaient en vinyle, le bureau en métal recouvert de plastique, finition bois. Rien n’avait la qualité de l’authentique. Les dents blanches, la crinière baie, imposant, le docteur Haber hennit :

— Bonjour !

Cette cordialité n’était pas feinte, mais elle était exagérée. Il y avait chez cet homme une chaleur, un désir d’ouverture, qui étaient bien réels ; mais il avait été comme enduit de maniérisme professionnel, dénaturé par l’autosatisfaction traditionnelle du docteur. Orr sentit en lui une envie d’être aimé et une volonté profonde d’aider les autres ; le docteur, pensa-t-il, n’est pas vraiment sûr que les autres existent, et il veut prouver leur existence en les aidant. Il prononçait « Bonjour ! » avec tant de force parce qu’il n’était jamais certain d’obtenir une réponse. Orr voulut lui dire quelque chose d’amical, mais rien de personnel ne lui sembla approprié ; il déclara :

— On dirait que l’Afghanistan pourrait bien entrer en guerre.

— Mhmm ! On en parle depuis le mois d’août !

Il aurait dû savoir que le docteur était mieux informé que lui de ce qui se passait dans le monde ; généralement, il n’était qu’à moitié averti, et avec trois semaines de retard.

— Je ne pense pas que cela puisse émouvoir les Alliés, continua Haber. À moins de pousser le Pakistan dans le camp iranien. L’Inde devrait alors envoyer autre chose que son soutien moral aux Isragyptiens. (C’était l’abréviation désignant l’alliance entre la Nouvelle République Arabe et Israël.) Je crois que le discours de Gupta à Delhi montre bien qu’il se prépare à cette éventualité.

— Cela continue à s’étendre, dit Orr, se sentant gêné et découragé. La guerre, je veux dire.

— Cela vous dérange ?

— Cela ne vous dérange pas ?

— Hors sujet, répondit le docteur en souriant de son large sourire barbu, comme un énorme dieu ours ; il était toujours prudent.

— Oui, cela me dérange.

Mais Haber n’avait pas mérité cette réponse ; l’interrogateur ne peut pas se placer en dehors de la question, sous le couvert de l’objectivité – comme si la question était un objet ! Orr ne lui dit pas ce qu’il pensait de cette attitude, malgré tout ; il était entre les mains d’un psychiatre et celui-ci savait sans doute ce qu’il faisait.

Orr avait tendance à croire que les gens savent ce qu’ils font, peut-être parce que lui-même pensait ne pas le savoir.

— Bien dormi ? s’enquit Haber, assis sous le sabot postérieur gauche de Tammany Hall.

— Bien, merci.

— Que diriez-vous d’un autre voyage au palais des rêves ?

Son regard était rivé à Orr.

— Bien sûr. Je suis ici pour ça, je crois.

Il vit Haber se lever et contourner son bureau, il vit la grande main s’avancer vers son cou, et rien ne se passa.

— … George…

Son nom. Qui l’appelait ? Ce n’était pas une voix qu’il connaissait. De la terre sèche, un air sec, le fracas d’une voix étrange dans son oreille. La lumière du jour mais pas de directions. Aucun chemin de retour. Il s’éveilla.