La pièce à demi familière ; le grand homme à demi familier dans son ample gernreich brun rouge avec sa barbe brune, son sourire blanc et ses yeux sombres.
— On dirait un rêve assez court, mais très net, si j’en crois l’EEG, dit la voix profonde. Allons-y. Il sera plus précis si vous le racontez tout de suite.
Orr s’assit, se sentant plutôt étourdi. Il se trouvait étendu sur le divan ; comment y était-il arrivé ?
— Voyons. Il n’y avait pas grand-chose. Encore le cheval ! M’avez-vous encore ordonné de rêver du cheval, quand j’étais hypnotisé ?
Haber hocha la tête, sans dire ni oui ni non, attentif.
— Eh bien, c’était une écurie. Dans cette pièce il y avait de la paille, et une mangeoire, et une fourche dans un coin, et ainsi de suite. Le cheval était à l’intérieur. Il…
Le silence attentif de Haber ne laissait aucune chance d’évasion.
— Il faisait un énorme tas de crottin. Brun et fumant. Du crottin de cheval. Cela ressemblait un peu au mont Hood, avec cette petite bosse sur le côté nord et tout ça. Il y en avait sur tout le tapis, et cela commençait à me salir ; alors, j’ai dit : « Ce n’est que la photographie de la montagne. » Et ensuite, je crois que je me suis réveillé.
Orr leva les yeux vers l’image qui se trouvait derrière le docteur Haber ; c’était une grande photographie du mont Hood.
C’était une photo reposante, dans des tons plutôt ternes et affectés : le ciel gris, la montagne d’un brun tendre ou d’un brun rougeâtre, avec de petites taches blanches près du sommet, et le premier plan sombre, avec des arbres imprécis.
Le docteur ne regardait pas la photo murale. Il étudiait Orr de ses yeux sombres et intenses. Il rit, pas très fort ni très longtemps, mais avec un peu d’excitation.
— Nous y arrivons, George !
— Où cela ?
Orr se sentit ridicule, assis sur le divan, encore à moitié assoupi, ayant dormi là, sans doute en ronflant la bouche ouverte, impuissant, tandis que Haber examinait les oscillations et les réactions secrètes de son cerveau et lui disait ce qu’il devait rêver. Il se sentit dévoilé, manipulé. Et dans quel but ?
Évidemment, le docteur n’avait pas le moindre souvenir de la photo murale du cheval, ni de la conversation qu’ils avaient eue à son sujet ; il était entièrement dans ce nouveau présent, et tous ses souvenirs l’y conduisaient. Aussi ne pouvait-il pas l’aider. Mais il arpentait le bureau maintenant, parlant encore plus fort que d’habitude.
— Bien ! a) Vous pouvez rêver sur ordre, et vous le faites, vous suivez l’hypno suggestion ; b) vous répondez d’une façon splendide à l’amplificateur. Donc, nous pouvons travailler ensemble, d’une manière rapide et efficace, sans narcose. Je préfère travailler sans drogues. Ce que fait le cerveau tout seul est bien plus fascinant et complexe que toutes les réponses qu’il peut donner à des stimulations chimiques ; c’est pourquoi j’ai développé l’ampli, pour donner au cerveau les moyens de se stimuler lui-même. Les ressources créatrices et thérapeutiques du cerveau – durant l’éveil, le sommeil ou les rêves sont pratiquement infinies. Si nous pouvons trouver les clefs de toutes ces portes… Le pouvoir d’imagination des rêves dépasse l’imagination.
Il rit de son grand rire : il avait fait ce calembour bien des fois. Orr sourit avec gêne.
— Je suis sûr maintenant, continua Haber, que votre traitement thérapeutique doit aller dans cette direction : vous servir de vos rêves et non les fuir ou les éviter. Affronter votre crainte et, avec mon aide, voir ce qu’elle dissimule. Vous avez peur de votre propre esprit, George. C’est une peur avec laquelle aucun homme ne peut vivre. Mais vous n’avez pas à vivre avec. Vous n’avez pas vu toute l’aide que votre esprit peut vous apporter, les façons dont vous pouvez l’utiliser, l’employer d’une manière créatrice. Tout ce dont vous avez besoin, c’est de ne pas fuir vos pouvoirs mentaux, ne pas les supprimer, mais les libérer. Nous pourrons le faire ensemble. Maintenant, cela ne vous paraît-il pas bien, n’est-ce pas la chose à faire ?
— Je ne sais pas, répondit Orr.
Pendant que Haber parlait d’utiliser, d’employer ses pouvoirs mentaux, il avait pensé un instant que le docteur voulait dire son pouvoir de changer la réalité en rêvant ; mais s’il avait voulu dire cela, il l’aurait sans doute précisé clairement. Sachant qu’Orr avait désespérément besoin d’une confirmation, il n’aurait pas évité de la lui donner s’il l’avait pu.
Le cœur d’Orr se mit à flancher. L’emploi de narcotiques et d’excitants l’avait déséquilibré ; il le savait et s’efforçait toujours de combattre et de contrôler ses sentiments. Mais un tel désappointement dépassait ses forces. Il avait gardé, il s’en rendait compte maintenant, un peu d’espoir. Il avait été sûr, hier, que le docteur avait remarqué le changement de la montagne en cheval. Cela ne l’avait pas surpris que Haber essayât de cacher sa découverte, car il avait dû être choqué ; il était évident qu’il n’avait pas été capable de l’admettre, d’en convenir. Orr lui-même avait mis longtemps à accepter le fait qu’il réalisait quelque chose d’impossible. Et pourtant, il s’était permis d’espérer que Haber, connaissant le rêve et étant là pendant son déroulement, pourrait voir le changement, s’en souvenir et le confirmer.
Mais non. Aucun moyen de s’en sortir. Orr se trouvait là où il avait été depuis des mois – seul : sachant qu’il était fou, et sachant qu’il ne l’était pas simultanément et profondément. C’était suffisant pour le conduire à la folie.
— Vous serait-il possible, demanda-t-il avec gêne, de me faire la suggestion posthypnotique de ne plus faire de rêves effectifs ? Puisque vous pouvez me suggérer d’en faire… De cette façon, je pourrais supprimer les drogues, au moins pour un moment.
Haber s’installa derrière son bureau, voûté comme un ours.
— Je doute fort de l’efficacité de cette méthode, même pour une seule nuit, dit-il simplement, et il ajouta soudainement :
— N’est-ce pas la même direction infructueuse que vous avez essayé de suivre jusqu’à présent, George ? Les médicaments et l’hypnose, c’est encore la suppression. Vous ne pouvez pas échapper à votre propre esprit. Vous le voyez bien, mais vous ne voulez toujours pas l’affronter vraiment. C’est parfait. Regardons le problème sous cet angle : vous avez rêvé deux fois maintenant, ici, sur ce divan. Était-ce si terrible ? Cela a-t-il fait le moindre mal ?
Orr secoua la tête, l’esprit trop alourdi pour répondre.
Haber continua de parler et Orr s’efforça de lui prêter attention. Il parlait maintenant des rêveries, de leur relation avec le cycle du sommeil nocturne d’une heure et demie, de leur utilité et de leur importance. Il demanda à Orr s’il était sujet à un type particulier de rêveries.
— Par exemple, dit-il, moi, je fais souvent des rêveries d’exploits. Je suis le héros. Je sauve une jeune fille, ou un camarade astronaute, ou une ville assiégée, ou toute une planète. Des rêves de Messie, de bienfaiteur. Haber sauve le monde ! C’est drôlement chouette… Tant que je les garde à leur place. Nous avons tous besoin de cette exaltation de l’ego qui naît des rêveries, mais quand on commence à y croire, alors notre vision de la réalité est plutôt ébranlée… Et il y a les rêveries du genre îles des mers du Sud – bien des cadres d’âge mûr font ce genre de rêveries. Et il y a le généreux martyr en train de souffrir, et toutes les rêveries romantiques de l’adolescence, et les rêveries sadomasochistes, et ainsi de suite. La plupart des gens en font de différentes sortes. Nous avons presque tous été dans l’arène, face aux lions, au moins une fois, ou nous avons lancé une bombe sur nos ennemis, ou sauvé la vierge suffoquant pendant le naufrage d’un bateau, ou écrit la Dixième Symphonie pour Beethoven. Quel genre préférez-vous ?