Par chance, aucun photographe ne semblait guetter ma venue. Je me garai dans le parking souterrain et pris l’ascenseur sans croiser âme qui vive.
Dès que j’entrai, Véronique prit le téléphone, la Molaire se planqua derrière son écran et Maxime fit mine de chercher un dossier dans son fatras.
Je me rendis dans mon bureau et les convoquai tous les trois.
Ils entrèrent, l’air penaud.
— J’aimerais que les choses soient claires. Je n’ai rien à voir dans cette affaire. Dans quelques heures ou quelques jours, je serai déchargé de toute responsabilité dans ce meurtre. D’ici là, je vous demande de ne répondre à aucune question émanant de la presse ou autre média et de ne faire aucun commentaire de quelque nature que ce soit, à qui que ce soit. Je vous remercie pour votre attention, les clients attendent, vous pouvez retourner travailler.
Ils sortirent, la tête basse.
Je rappelai Maxime.
Je tenais à lui démontrer que mes préoccupations personnelles n’éclipsaient pas mon sens des réalités.
— Comment s’est terminée l’affaire Haumont ?
Il assurait la défense d’une femme dont le mari réclamait le divorce sous prétexte qu’il avait surpris des photos d’elle sur Meetic, le site de rencontres bien connu. Inscrite sous un faux nom, elle s’y complaisait dans des poses suggestives et y faisait l’éloge de ses compétences.
L’affaire ne se présentait pas à notre avantage jusqu’à ce que notre enquêteur découvre que le mari, chômeur de longue durée, s’était improvisé masseur chinois. À l’insu de sa femme, il louait un studio dans lequel il avait installé une table de massage et punaisé quelques planches anatomiques glosées dans la langue idoine.
Ironie du sort, il diffusait une publicité sur le même site de rencontres, également sous un faux nom, dans laquelle il vantait sa capacité à stimuler des points d’acupuncture qui ne figuraient pas dans la cartographie classique.
Maxime ouvrit les bras comme si la réponse allait de soi.
— Gagné.
— Bravo, quelle ligne de défense as-tu choisie ?
Il prit l’air angélique.
— Nemo auditur propriam turpitudinem allegans.
Nul ne peut invoquer sa propre turpitude, vieil adage juridique qui signifiait que nul ne peut réclamer justice si le dommage qu’il subit est le produit de ses actions illicites.
— Félicitations.
Ce dénouement heureux tenait tant à l’opportunisme de Maxime qu’au travail préliminaire de Raoul Lagasse, notre enquêteur. Le souvenir de cet épisode me fit penser qu’il était grand temps de faire appel à lui.
J’attendis que Maxime ait regagné son bureau et composai son numéro.
Il décrocha dès la première sonnerie.
— Maître Tonnon, j’attendais votre appel.
— Il faut que je te voie au plus tôt.
Je le tutoyais, mais il ne parvenait pas à en faire autant, ce qui laissait penser aux témoins de nos échanges que nous entretenions une relation de type suzerain-vassal.
— Je m’en doute. Je termine mon petit-déjeuner, je peux être chez vous dans dix minutes.
— Parfait, je t’attends.
Raoul Lagasse était l’un de mes prestataires extérieurs les plus précieux.
Sa carrière d’inspecteur de police s’était arrêtée, au même titre que sa voiture de service, dans la vitrine d’un magasin de chaussures, à l’issue d’une course-poursuite avec un petit trafiquant de drogue.
En plus de la destruction du véhicule et des dégâts causés au commerce, il avait saccagé une partie du mobilier urbain sur plusieurs kilomètres, embouti une dizaine de véhicules et blessé grièvement le quidam qu’il pourchassait.
Ses excellents états de service n’avaient pas suffi à le soustraire aux sanctions disciplinaires. Pour sauvegarder les apparences, il avait bénéficié d’un plan de retraite anticipée.
Depuis, il avait arrêté de boire et fondé une société spécialisée dans les recherches en tous genres. Il me fournissait un travail de qualité à un prix abordable. Habile communicateur, il entretenait de bons contacts avec ses anciens collègues et bénéficiait d’entrées complaisantes dans de nombreux services.
Dix minutes plus tard, il fit son entrée dans mon bureau.
— Bonjour maître, inutile de m’expliquer, je sais, je lis les journaux.
Il était de taille moyenne et se tenait légèrement voûté. En plus de ses santiags et de ses cravates en cuir, il portait une banane à l’ancienne qui vibrait au gré de son discours.
Dans le milieu qu’il avait fréquenté antérieurement, son teint cuivré et sa peau grenue lui avaient valu des surnoms tels que le Reptile, le Caïman ou Crocodile.
Plus terre à terre, Maxime l’appelait Sac à main.
Je lui fis un résumé de mes péripéties, depuis l’irruption de Nolwenn dans mon cabinet jusqu’à mon entrevue matinale avec Witmeur.
Il hocha la tête à plusieurs reprises avant de se lancer.
— Il raconte ce qu’il veut, votre Witmeur, mais il faudrait peut-être qu’il avance des preuves.
— Me concernant, la présomption d’innocence n’est pour lui qu’une vue de l’esprit.
— Le coup de la montre est un traquenard. Les ripoux ne s’attaquent pas aux avocats. Vous avez bien fait de l’envoyer balader.
J’avais pris la bonne décision.
— Si tu le dis.
— Reprenons depuis le début, maître. Il y a eu meurtre. S’il y a meurtre, il y a forcément assassin et mobile. Si vous n’êtes pas l’assassin, c’est donc quelqu’un d’autre.
J’avais appris à ne pas me fier aux apparences, ses lapalissades et son bon sens populaire permettaient souvent de démêler les fils et d’y voir plus clair.
— Je te suis.
— Si vous voulez savoir qui est l’assassin, commençons par essayer de cerner le mobile. Le vieil adage, maître, savoir à qui le crime profite.
— Le premier nom qui me vient à l’esprit est celui d’Amaury Lapierre.
Il parut surpris.
— Pourquoi ?
— Il n’avait pas envie de se retrouver au tribunal face à son ancienne compagne, encore moins de lui payer un dédit astronomique.
— Astronomique ? Qu’est-ce qu’elle comptait lui demander ? Cinq millions ? Dix millions ?
— Dans ces eaux-là.
— Qu’est-ce que ça représente pour un type de sa trempe ? Un mois de salaire ? D’après la presse, il lui est arrivé de perdre un million d’euros au poker en une seule soirée. Si c’était une question d’argent, son avocat aurait réglé l’affaire à l’amiable, pas besoin de la tuer pour ça.
De fait.
— En effet, Raoul, sans doute y avait-il une autre raison. Peut-être avait-elle appris quelque chose qu’elle ne devait pas savoir, le groupe Lapierre est également actif dans l’armement.
Il écarquilla les yeux.
— Bien sûr, c’est évident ! Comme l’histoire avec Marylin et Kennedy, elle en savait trop. Il fallait la faire taire. Dans un tel cas, que fait-on ?
— On recrute un tueur ?
— Exactement, on recrute un tueur. Un tueur professionnel muni d’une vieille pétoire bruyante qui réveille le voisinage. Un tueur tellement expert dans son domaine qu’il rate sa cible à bout portant et doit l’achever d’un second coup.
La photo de Nolwenn fit sa réapparition.
— Épargne-moi les détails. Tu as une autre idée ?
Il secoua la tête de gauche à droite, ce qui fit frémir sa banane.
— Ce qui m’intrigue, c’est qu’il n’y a pas eu d’effraction. Je n’ai pas vu le dossier d’instruction et ils vous disent ce qu’ils veulent bien vous dire, mais si c’est le cas, ce tueur est un proche de la victime. En d’autres mots, s’il n’y a pas eu d’effraction et qu’il n’est pas entré par une fenêtre, c’est qu’il avait la clé.