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— Maître Tonnon ?

Je souris malgré moi, quelque peu mal à l’aise.

— Enchanté.

— Christelle Beauchamp, ravie de faire votre connaissance.

Mon expérience et ma longue pratique des relations humaines me permirent de percevoir le message évanescent qui ondoyait dans son sillage.

Danger !

J’aurais pu improviser, élaborer une excuse, fournir un prétexte, trouver une échappatoire pour ajourner le rendez-vous et me soustraire au piège que je pressentais.

Je lui indiquai un siège.

— Prenez place, je vous en prie.

J’étais abonné aux mauvaises décisions.

10

LA FEMME D’À CÔTÉ

— Je vous écoute.

— Je m’appelle Christelle Beauchamp, j’ai trente-trois ans, j’habite à Paris, j’ai une fille de sept ans.

J’acquiesçai, l’air grave.

— Vous êtes mariée depuis combien d’années ?

Elle leva les sourcils et sombra dans une longue réflexion. Le calcul mental semblait lui poser problème.

— Je n’ai jamais été mariée.

J’accusai réception sans sourciller.

— Vous vivez maritalement ?

Ma question parut la surprendre.

— Non, je vis seule.

— Un compagnon, un homme qui partage votre vie et que vous voyez sur une base régulière ?

— Non plus.

— Le père de votre enfant ?

— Je l’ai flanqué à la porte, il y a cinq ans. Incompatibilité d’humeur.

Je posai mon stylo et joignis les mains.

— Dans ce cas, que puis-je faire pour vous, madame Beauchamp ?

Elle se pencha en avant, un sourire énigmatique aux lèvres, son curieux regard rivé dans le mien.

— Vous savez ce qu’est un poisson koï ?

J’accusai le coup.

Une fêlée.

Ce n’était ni ma première ni ma dernière. En général, Véronique parvenait à les repérer, mais certaines cachaient bien leur jeu.

Lors d’une entrevue préliminaire, une femme m’avait longuement dépeint le désert sexuel qu’elle traversait depuis plusieurs années. Malgré l’étalage de lingerie coquine et le récital de poses lascives, son mari semblait ignorer sa présence.

Voyant que je compatissais, elle s’était levée et s’était déshabillée pour susciter mon avis sur la question. Pris de court, j’avais formulé une vague appréciation sur son anatomie avant de mettre un terme à l’entretien.

Le lendemain, le mari avait débarqué avec la ferme intention d’en découdre avec moi. J’avais dû mon salut à la présence de Raoul Lagasse.

Je pris l’air intrigué.

— Ce sont des poissons chinois, c’est ça ?

— Japonais.

— Tiens donc.

Elle haussa les épaules.

— Ce qu’il y a d’extraordinaire avec cette espèce, c’est leur capacité à réguler leur croissance en fonction de la taille du bassin dans lequel ils sont élevés. Plus le bassin est vaste, plus ils grandissent. Certains koïs peuvent atteindre plus d’un mètre.

J’opinai.

— C’est intéressant.

— C’est fascinant.

Je marquai un signe d’impatience.

— Où voulez-vous en venir ?

Mon irritation semblait la mettre en joie.

— Figurez-vous qu’il en est de même chez l’être humain. Son pouvoir d’adaptation à l’environnement socioculturel dans lequel il se trouve est impressionnant. Prenez le premier plouc qui passe et plongez-le dans le star-system, vous verrez qu’il ne lui faudra que quelques semaines pour faire bonne figure. Six mois plus tard, il vous expliquera qui est Lawrence Weiner et comment tenir vos couverts.

En l’occurrence, j’ignorais qui était Lawrence Weiner.

— Et après ?

— Si la croissance des koïs est biologiquement limitée, celle des people ne l’est pas. Chaque jour, ils ambitionnent d’être plus grands, plus riches, plus célèbres. Tôt ou tard, ils finissent par exploser. Dépression, alcool, drogues, suicide ou mort violente. Rares sont ceux qui en réchappent.

Mon irritation fit place à de l’exaspération.

— Qui êtes-vous ?

Je lus une lueur de défi dans ses yeux.

— Je suis journaliste.

Je poussai un long soupir. Je m’étais fait avoir comme un gamin.

Je me levai.

— Dans ce cas, chère madame, l’entretien est terminé.

Elle resta assise.

— Ce n’est pas votre affaire qui m’intéresse. Je ne fais pas dans le ragot, je suis journaliste multicarte, j’écris des articles de fond.

— Dites-moi ce qui vous intéresse dans ce cas ? Mon avis sur la croissance des poissons koïs, mon analyse de la petite enfance de Lawrence Weiner ?

— J’étais proche de Nolwenn.

L’argument ne suffit pas à me calmer.

— Depuis deux jours, tous les journalistes sont proches de Nolwenn.

Je fis le tour du bureau et me plantai devant sa chaise.

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, madame, j’ai un rendez-vous urgent.

Elle se leva.

Avec ses hauts talons, elle arrivait à ma hauteur.

Elle approcha son visage du mien. Une nouvelle fois, je ressentis un léger trouble face au contraste qu’offraient ses yeux.

— Il y a trois ans, j’ai entamé la rédaction d’un bouquin. Je voulais décrire la métamorphose d’un être humain sous la pression du système.

— Vous comptez révolutionner les bases de la sociologie phénoménologique ? Au bas mot, deux cents ouvrages se sont penchés sur la question. Durant mes études, il y a plus de vingt ans, j’ai lu des trucs de Bordwell ou de Balio qui traitaient déjà du sujet.

Elle haussa le ton.

— Des œuvres théoriques, ésotériques et barbantes. Quand j’ai commencé mon travail, je n’avais pas l’intention de philosopher ou d’enfoncer des portes ouvertes. Je voulais présenter un cas réel. Je voulais suivre une star en devenir et étudier son évolution. Mon idée était d’écrire une sorte de journal retraçant son ascension, en sachant que ce serait aussi le récit du début de sa chute.

— C’est palpitant, seulement…

Elle s’emporta.

— Laissez-moi terminer ! J’ai choisi Nolwenn Blackwell. Je lui ai proposé d’écrire sa biographie, de décrire son parcours, de parler de sa réussite en devenir. Elle a accepté de jouer le jeu. Nous nous voyions régulièrement. Je la suivais, j’observais les changements qui s’opéraient en elle. Elle répondait à mes questions sans faux-fuyants. Elle me racontait ses moments de joie, ses déprimes et sa détresse naissante. J’ai assisté à ses premiers dérapages : l’alcool, la cocaïne, le sexe collectif. J’étais devenue son amie. Nous étions très proches.

Son sourire avait disparu.

Je la sentis au bord des larmes. Soit elle était sincère, soit j’avais affaire à une prodigieuse comédienne.

— Je suis navré de l’apprendre, mais je ne vois pas ce que vous attendez de moi.

Elle se rassit et resta silencieuse.

Interloqué, je pris place sur le siège attenant et l’observai à la dérobée.

Elle semblait réellement émue.

Après un temps, elle reprit, sur le ton de la confidence.

— Je m’étais attachée à elle. Quand je l’ai connue, c’était une jeune fille de dix-huit ans. Le succès est arrivé. Fulgurant. Le cortège habituel a suivi, pression, stress, jalousie, on ne lui laissait aucun répit. Elle est arrivée au top et devait y rester.

J’intervins.

— Elle m’a fait part de son inquiétude face à ce défi permanent.

Elle balaya ma phrase d’un geste, comme s’il ne s’agissait que de remplissage empathique.