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— Dans ce milieu, les gens vivent en une année ce que le citoyen lambda ne réalise pas en une vie. Ces derniers mois, elle éprouvait de plus en plus de difficultés à suivre le rythme. Son étoile commençait à pâlir. Elle avait brûlé la chandelle par les deux bouts et cherchait une sortie de secours. Elle a pris des risques. L’orgueil s’en est mêlé. Tous les ingrédients étaient réunis.

Où voulait-elle en venir ?

— Je peux comprendre votre désarroi, mais je ne vois pas en quoi je puis vous aider. J’ai fait sa connaissance il y a deux jours. Je n’ai passé que quelques heures avec elle.

Elle poursuivit, sans tenir compte de ma remarque.

— Je devais la voir cette semaine. Nous devions travailler sur le bouquin.

Je lançai un ballon d’essai.

— Vous aimeriez que je vous aide à rédiger le dernier chapitre ?

Elle me massacra du regard.

— Vous êtes cynique.

— Je suis réaliste.

— Je n’ai besoin de personne pour rédiger le dernier chapitre, mais j’aimerais savoir ce qu’il contient.

Je plissai les yeux et me penchai vers elle.

— Je vais vous faire une confidence, mais ne le dites à personne : je ne l’ai pas tuée.

Elle leva les yeux au ciel.

— Cynique et naïf. Pour qui me prenez-vous ? Il ne faut pas plus de cinq minutes pour savoir que vous ne l’avez pas tuée. Vous seriez bien incapable de commettre une chose pareille. Guindé et maniéré comme vous l’êtes ! Les psychorigides sont rarement des assassins.

Je me contentai de sourire.

— Faites-moi plaisir, madame Beauchamp, racontez cela à la police. Ils sont convaincus que je suis l’assassin. Ils sont collés à mes pas et épient mes moindres faits et gestes.

— S’ils ont un brin de jugeote, ils réaliseront vite qu’ils font fausse route. Ils ne cherchent pas au bon endroit.

Son assurance m’interpellait.

— Elle avait des ennemis ?

— Je ne sais pas si on peut parler d’ennemis, mais elle gênait du monde.

— Vous en avez parlé à la police ?

— J’arrive de Paris, j’irai les voir demain.

— Qu’allez-vous leur dire ?

— Je savais que quelque chose risquait de se produire, mais je ne m’attendais pas à cela.

Sa déclaration était du pain bénit pour moi.

Cela signifiait qu’il existait un mobile potentiel et que je devais exploiter ce filon.

Je pris mon air le plus professionnel.

— Vous saviez que quelque chose risquait de se produire ?

Elle chercha ses mots.

— Elle m’a téléphoné dimanche soir. J’étais en Espagne. J’étais occupée, je n’ai pas pris l’appel. Elle m’a laissé un message.

— Que contenait ce message ?

— Elle n’en menait pas large. Elle ne m’a pas donné de détails. Elle disait avoir fait une connerie et voulait m’en parler.

11

LA CLÉ DES CHAMPS

Je constatai avec déplaisir qu’ils étaient déjà sur place lorsque j’arrivai à mon domicile.

J’escomptais que leur intervention se déroule dans la dignité, la décence et le respect de la vie privée. Peine perdue, deux voitures non banalisées, équipées de l’attirail au grand complet, étaient garées devant chez moi, portières grandes ouvertes. Par chance, ils avaient coupé la sirène et le gyrophare.

Une demi-douzaine de flics attendaient devant l’immeuble en grillant des cigarettes et en s’interpellant joyeusement. Fort à propos, quelques voisins avaient choisi ce moment pour sortir leur chien ou prendre l’air. Deux d’entre eux conversaient sur le trottoir d’en face en jetant de fréquents coups d’œil à l’armada de policiers.

Des années de sourires courtois, de civilités et de bons offices balayées en l’espace de dix minutes.

Witmeur se détacha du groupe et vint à ma rencontre.

Les autres adoptèrent aussitôt la gravité que l’on affecte lors des enterrements auxquels on ne peut se soustraire.

— Nous vous attendions.

Je consultai ma montre.

— Nous avions convenu de nous voir à dix-neuf heures, il est dix-huit heures quarante-cinq, il reste quinze minutes.

Il tendit le bras pour bloquer ma progression dans l’allée, fit saillir sa mauvaise épaule et assombrit son regard.

— Je suis désolé, nous ne pouvons pas vous laisser entrer. Nous n’aimerions pas que certaines preuves disparaissent subitement.

— Certaines preuves ? Comme l’arme du crime ?

Il plissa le front en se décrochant la mâchoire, à la manière de Robert De Niro.

— L’arme du crime ou un objet appartenant à la victime, des valeurs, un bijou, une montre, que sais-je ?

Je soupirai.

— Si vous êtes pressé de trouver vos preuves, suivez-moi.

Il fit un signe de tête et sa clique lui emboîta le pas. Hormis Witmeur, je n’avais jamais vu les autres. Pas de trace de Grignard ni de Buekenhoudt.

J’ouvris la porte et embrassai la pièce du regard.

Comme chaque matin, la femme de ménage était passée. Tout était propre et en ordre, chaque chose était à sa place et l’appartement sentait le frais.

Je leur fis signe d’entrer et ôtai mes chaussures, espérant qu’ils en fassent autant. Deux flics échangèrent un sourire de connivence.

Je pensais qu’ils allaient se ruer dans l’appartement et se mettre à tout saccager, mais ils demeurèrent sur le pas de la porte.

J’interpellai Witmeur.

— Vous attendez un bristol ?

Il resta imperturbable.

— Le juge d’instruction va arriver d’un instant à l’autre.

J’entendis au même moment le bruit d’une voiture qui manœuvrait, puis des claquements de portières.

Buekenhoudt apparut, suivi de Grignard et d’un homme de taille moyenne au teint cireux et au nez de travers. Ce dernier semblait nerveux et mal à l’aise. Ses mains étaient crispées sur un porte-documents qu’il pressait contre sa poitrine comme s’il contenait les clés du code nucléaire.

Les flics se mirent au garde-à-vous et Buekenhoudt fit les présentations.

Le juge s’appelait Jacques Descamps. Il grimaça un sourire et me serra la main. Son regard fuyant confirmait son embarras.

Je lui rendis un sourire sans chaleur.

— Enchanté.

Sa présence à la perquisition signifiait qu’il considérait cette affaire comme sensible. Il savait qu’il marchait sur des œufs et tenait à ce que tout se déroule au mieux.

En son temps, Napoléon prétendait que le juge d’instruction était l’homme le plus puissant de l’État. L’affirmation était exagérée, mais il possédait un réel pouvoir. De nos jours, la surcharge d’affaires l’obligeait à déléguer certaines de ses compétences aux policiers. Le revers de la médaille est qu’il ne possédait pas une maîtrise totale sur eux.

Pour preuve, l’opiniâtreté de Witmeur à mon égard.

Je tenais à lui démontrer que je n’avais rien à craindre ou à me reprocher et que je n’hésiterais pas à exploiter le moindre vice de forme.

Il se tourna vers Witmeur et sa clique.

— Faites votre travail, messieurs.

Comme un seul homme, ils enfilèrent leurs gants de latex et s’éparpillèrent dans l’appartement.

Les perquisitions ne faisaient pas partie de mon univers. En revanche, l’inventaire était un exercice auquel j’avais régulièrement été confronté.

Il se déroulait au domicile des époux, souvent en présence du notaire qui devait estimer la valeur des biens. L’épreuve donnait souvent lieu à des échanges musclés.

Lors d’une affaire, l’un de mes clients m’avait demandé de l’assister. Les rapports avec sa femme étaient tendus et il mettait en doute sa bonne foi. L’inventaire devait se dérouler dans une maison bourgeoise située dans un quartier huppé de la capitale.