La décoration était de bon goût et l’ambiance cosy. Le club n’était pas très grand et ne comptait que six ou sept tables. Une table supplémentaire, entourée d’une dizaine de chaises, était installée dans une sorte d’alcôve dont l’accès était protégé par un cordon de sécurité. Pour l’heure, personne ne l’occupait.
Je me dirigeai d’un pas nonchalant vers le guichet et changeai mille euros. Je m’assis ensuite au bar et commandai un whisky on the rocks que je sirotai en examinant le public.
Une vingtaine de joueurs étaient présents, pour la plupart des jeunes cadres au brushing élaboré, costume italien et chemise ouverte sans cravate.
Il me restait à attendre l’arrivée hypothétique de ma cible.
Le manque de sommeil fit sa réapparition et je me mis à rêvasser les yeux ouverts.
Je m’enfonçai dans un remake de Casino Royale et imaginai Amaury Lapierre débarquant en smoking blanc, encadré par ses gardes du corps et deux pin-up en lamé argenté. J’attendis qu’il soit installé pour fendre la foule d’un pas souple et prendre place à sa table en le défiant du regard.
Après quelques passes d’armes, il ne resta que Lapierre et moi, face à face, imperturbables derrière nos pyramides de jetons. Les témoins agglutinés autour de la table retenaient leur souffle. Je jouai mon va-tout et raflai la mise. Amaury Lapierre quitta le cercle sous les lazzis, et l’une de ses amazones, subjuguée par mon charme, tomba dans mes bras et me confia les informations qui m’innocentaient.
Le barman me tira de mon rêve éveillé.
— Je vous sers autre chose ?
— Le même.
La réalité risquait d’être moins héroïque.
Même si j’étais d’un bon niveau au bridge, je ne connaissais que les rudiments du poker. Les rares fois où je m’y étais essayé, je m’étais retrouvé à sec en moins de deux.
Lapierre fit son apparition trois quarts d’heure plus tard.
Il était accompagné par un homme de forte corpulence, en guise de pin-up. Il transpirait par tous les pores de la peau et suivait son maître à la trace en jetant de brefs coups d’œil à la ronde tout en s’épongeant le cou. Je le rangeai dans la catégorie des chauffeurs-gardes du corps-hommes à tout faire.
Ils se dirigèrent tous deux vers la table située dans l’alcôve, aussitôt suivis par quelques yuppies et un septuagénaire dont le visage rubicond me rappelait quelqu’un.
Après quelques échanges cordiaux, ils prirent place et entamèrent la partie.
Le garde du corps s’éloigna et vint s’installer à l’extrémité opposée du bar.
Il me restait à prendre mon mal en patience.
Je commandai un troisième whisky et fis le tour des tables en faisant mine de m’intéresser aux parties en cours.
Je me doutais qu’un tel comportement risquait d’attirer l’attention du physionomiste ou des caméras, mais je n’étais pas le seul à jouer au curieux. Quelques touristes avaient fait leur apparition et paradaient autour des tables sans s’y asseoir.
J’en profitai pour observer Lapierre à la dérobée.
Il semblait déterminé, sûr de lui et toisait les autres joueurs. Je le sentais colérique et susceptible, comme le sont souvent les petits formats.
Je dus attendre près d’une heure avant que l’opportunité que je guettais ne se présente.
Lapierre se leva, prononça quelques mots dont je ne saisis pas le sens et se dirigea vers le fond de la salle. Au passage, il lança un signe d’apaisement à son cerbère accoudé au bar.
J’anticipai le mouvement et pressai le pas pour entrer avant lui aux toilettes.
Le lieu abritait trois urinoirs. Je m’installai au centre. Lapierre fit irruption quelques secondes plus tard et vint se placer à ma gauche. Planté à mes côtés, il me parut plus petit encore.
Je jetai un coup d’œil en oblique par-dessus son épaule. Je relevai qu’il avait une plaque d’eczéma dans la nuque et qu’il se faisait teindre les cheveux.
Je poursuivis l’examen en montant de manière imperceptible sur la pointe des pieds et constatai, non sans satisfaction, que son équipement personnel ne valait pas le mien.
L’acte était puéril et pulsionnel, mais les hommes sont ainsi faits. Si ce n’est lors d’un passage aux toilettes, ils le font dans les vestiaires de leur club sportif. Ils ne peuvent s’empêcher de comparer, d’évaluer, de soupeser. Si d’aventure le prétendant les surclasse, ils lui trouvent aussitôt une déficience physique ou une tare psychique. En désespoir de cause, ils lui prêtent le quotient intellectuel d’une pince à linge.
Lorsque sa miction débuta, je l’interpellai d’une voix mesurée.
— Ne vous méprenez pas sur mes intentions, monsieur Lapierre.
Il eut un léger mouvement de recul et le bruit d’écoulement s’interrompit.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Je gardai la tête droite et fixai la faïence murale.
— Je suis avocat à Bruxelles.
Je le sentis qui étudiait mon profil.
— Et alors ?
— Lundi soir, j’ai reçu la visite de quelqu’un que vous connaissiez.
Je pivotai la tête et le fixai droit dans les yeux.
Je lui souhaitais d’être moins expressif au poker. Il avait blêmi et un début de panique se lisait sur son visage. Il se reprit tant bien que mal et focalisa son attention sur l’évacuation en cours.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
— Vous lisez les journaux, je suis suspecté de meurtre.
Ses yeux filèrent de gauche à droite. Il évaluait les options. Foncer vers la sortie ? Appeler son garde du corps ? Me laisser m’exprimer ? Gagner du temps ?
S’il valait quelque chose aux cartes, il se révélait un couard de première.
Je repris, sur le ton de la conversation entre gens de bonne compagnie.
— Malgré les apparences, je n’ai rien à voir dans cette histoire. J’aimerais savoir qui essaie de me faire endosser la mort de mademoiselle Blackwell.
— Je pensais qu’ils vous avaient arrêté.
— C’est faux. Je n’ai pas attendu qu’ils m’arrêtent. Si j’étais coupable de quoi que ce soit, je n’aurais pas pris le risque de venir jusqu’ici.
Quelque peu rassuré, il rangea ses accessoires et remonta sa fermeture Éclair. Il me restait quelques secondes pour le convaincre de m’écouter. Une fois dans la salle, il ameuterait son molosse, le gérant du cercle appellerait la police et je me retrouverais à la Santé.
Il m’étudia une nouvelle fois et me toisa avec défi.
— Vous comptez m’empêcher de sortir ?
Je supposai qu’il avait jugé que je ne constituais pas un danger physique pour lui.
J’ignorai la provocation.
— Après sa visite au cabinet, nous avons dîné ensemble et elle m’a confié certaines choses, j’aimerais vous en parler.
Il fit un écart, me contourna et se dirigea vers la sortie.
— Racontez ça à la police.
— Je suis avocat, monsieur Lapierre, j’ai une éthique, je suis lié par le secret professionnel et je ne cherche pas à exercer la moindre pression sur vous.
— Dans ce cas, contactez mon avocat.
Il ouvrit la porte.
Je jouai le tout pour le tout.
— Considérant les informations en question, je pense qu’il est préférable que je vous en parle d’abord.
Il marqua une hésitation et maintint la porte ouverte.
— Trois minutes. Je vous accorde trois minutes, pas une de plus.
Les muscles de ma nuque se dénouèrent quelque peu. Je bénéficiais de trois minutes de sursis.
— Il ne m’en faudra pas plus.
Il indiqua la salle du menton.
— Suivez-moi !
Nous revînmes dans le salon et il m’attira dans un recoin. Son nervi vint à la rescousse, le mouchoir déployé, les glandes sudoripares en alerte. Il le rassura d’un clignement de paupières.
Nous nous assîmes. Notre différence de taille se fit moins manifeste et il retrouva son arrogance naturelle.
— Il vous reste deux minutes, je vous écoute.
Je me remémorai la phrase de Francis Walder que j’avais faite mienne dès le début de ma carrière.
Bluffer n’est pas mentir.
Fort de ce sain principe de négociation, je lâchai ma bombe.
— C’est Nolwenn qui a commandité le paparazzi qui vous a surpris.
L’idée m’était venue intuitivement.
Elle valait ce qu’elle valait, mais elle me semblait suffisamment intrigante pour piquer sa curiosité et suspendre le compte à rebours.
Il me dévisagea sans sourciller.
— Je le savais, vous ne m’apprenez rien.
Je pensais le stupéfier, l’assommer, le mettre K.O., mais le boomerang me revenait dans les gencives. J’étais un piètre joueur.
— Vous le saviez ?
Il ne put s’empêcher de grimacer un sourire en voyant ma mine déconfite.
— C’est tout ce que vous vouliez me dire ? Je vous remercie pour l’information. À présent, j’aimerais retourner à ma partie. Je vous souhaite une bonne soirée.
Il se leva.
Le poussah, resté à l’écart, fit un pas dans notre direction.
— Elle m’a aussi confié qu’elle avait pris un risque.
Il marqua le coup.
— Un risque ? Quel risque ?
— Un risque suffisant pour que quelqu’un décide de la faire taire.
Il reprit place.
— Depuis combien de temps connaissiez-vous Nolwenn ?
— C’était la première fois que je la voyais.
Il soupira.
— Laissez-moi deviner, vous êtes spécialisé en divorce ?
— En effet.
— Je vais vous dire quelque chose, maître… ?
— Tonnon. Hugues Tonnon.
— Je vais vous raconter ce que j’ai déjà raconté à la police française, maître Tonnon. Si vous n’avez rien à voir dans cette affaire, sachez que je n’ai rien à y voir non plus, comme je n’ai pas la moindre idée de qui a commis ce meurtre ni pourquoi. Sachez aussi que je suis très affecté par ce drame.
Pas au point de renoncer à sa partie de poker.
Je pris l’air désolé.
— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, ce drame m’a bouleversé à plus d’un titre, je vous présente mes condoléances.
Nous respectâmes quelques conventionnelles secondes de silence.
Il se pencha vers moi.
— Vous avez du cran d’être venu jusqu’ici, mais n’essayez pas de prêcher le faux pour savoir le vrai. J’ai vécu avec Nolwenn pendant sept mois. Nous avons connu des moments extraordinaires et je l’aimais vraiment. Ces dernières semaines, elle avait changé. Quand j’ai fait sa connaissance, elle était difficile, mais ces derniers temps, elle était devenue invivable. Elle voulait me séquestrer, sa possessivité devenait insupportable. J’ai pourtant joué cartes sur table au début de notre relation.
— Qu’entendez-vous par jouer cartes sur table ?
— Elle connaissait mon attirance pour le jeu et elle avait accepté de s’en accommoder. Nous avions trouvé un modus vivendi. Début août, notre relation était devenue impossible, je lui ai annoncé que je comptais rompre mon engagement.
— Elle ne m’en a rien dit.
— Mieux, j’avais prévu un dédit et une rente pour elle. Elle s’en serait sortie honorablement et aurait été à l’abri du besoin. Elle a pris la mouche et a voulu se venger, sans doute sur les conseils de son pseudo agent. Elle a commandité ce paparazzi pour tenter de me soustraire plus d’argent. C’était une erreur de sa part. Quand j’ai appris que c’était elle qui avait organisé ce buzz, je lui ai dit qu’elle n’aurait rien.
Il me pointa de l’index.
— Et elle n’aurait rien eu. J’ai une armada d’avocats autrement plus coriaces que vous. C’était ça, le risque dont elle vous a parlé.
J’étais estomaqué et ne parvenais pas à le masquer.
Ou cet homme bluffait avec une maestria impressionnante ou je m’étais laissé avoir comme un gamin.
Je répétai, naïvement.
— Vous comptiez lui verser une rente ?
— Oui, je peux le prouver si la justice de mon pays en émet le désir.
Manière élégante de me dire de me mêler de mes affaires.
Une phrase de Nolwenn me revint.
— Vous lui aviez promis un dédit ?
— Oui, mais après l’affaire du paparazzi, je lui ai dit qu’elle n’aurait pas un euro, rien.
— Pourtant, lors de notre dîner, elle m’a annoncé qu’elle attendait une rentrée d’argent.
Il rit de bon cœur. Son rire ressemblait à la plainte du lit de l’hôtel.
— Une rentrée d’argent ? Quelle rentrée d’argent ? Elle n’avait plus honoré de contrat depuis plus de six mois, elle était à découvert sur tous ses comptes et les banquiers la harcelaient. Je lui avais promis de régler ça après le mariage.
Il se leva et me tendit la main.
— Je vais vous rendre un dernier service, je ne vous ai pas rencontré et je ne vous ai rien dit. Si vous avez besoin de moi pour retrouver ceux qui ont fait ça, contactez mon assistante et laissez-lui un message.
Je me levai à mon tour et lui serrai la main.
— Je n’y manquerai pas.
Il tourna les talons et reprit la direction de sa table.
Je le regardai s’éloigner.
Nolwenn ne m’avait pas tout dit. Sa rupture était consommée avant la fameuse photo et le dossier se serait révélé plus complexe qu’il ne paraissait.
Une chose restait néanmoins obscure.
La somme d’argent qu’elle disait attendre n’était peut-être que de la poudre aux yeux, mais si elle n’attendait aucune rentrée d’argent et qu’elle était à ce point sur la paille, pourquoi me confier cette montre qu’elle aurait pu très facilement monnayer ?