Son avocat lui avait ri au nez.
Poussé par mon découvert, j’avais pris l’affaire. J’avais jeté mes forces dans la bataille et obtenu gain de cause.
Ce premier succès avait scellé mon destin.
— Qu’attendez-vous de moi, madame Blackwell ?
Elle se releva, se pencha en avant et frappa du plat de la main sur le bureau.
— Que vous lui fassiez regretter ses actes.
Je profitai de la proximité pour sonder la profondeur de son décolleté.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Que vous lui fassiez cracher le dernier centime du dernier euro de son dernier million, que vous le ridiculisiez comme il m’a ridiculisée, que vous lui fassiez un procès retentissant et que vous le discréditiez aux yeux de tous.
Le vernis se fendillait.
— Sans vouloir vous servir un lieu commun, la sagesse populaire dit qu’un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès.
Elle haussa le ton.
— Je ne veux ni mauvais ni bon arrangement, je ne veux pas d’arrangement du tout. Je veux ruiner sa réputation, ruiner sa carrière, ruiner sa vie et vous seul êtes capable de m’aider à le faire.
J’actai.
Le secret de ma réussite ne tenait pas à ma bonne connaissance des rouages de la justice belge, mais plutôt à la mise à profit des lacunes du Code civil et des vides juridiques. En outre, je n’hésitais pas à faire appel à certains techniciens pour servir les intérêts de mes clients ; photographes, portiers, serruriers, tenanciers de bar, danseuses légères, séducteurs, éboueurs, ingénieurs du son, faussaires, flics retraités et anciens de la Légion étrangère faisaient partie de mes fournisseurs attitrés.
En règle générale, la hauteur de mes honoraires me permettait de trier ma clientèle sur le volet. Pour témoigner de mon opiniâtreté à vaincre, je me faisais rétribuer au success fee, un pourcentage que je me réservais sur les sommes conquises.
Je n’avais pas que des affaires juteuses à traiter, tant s’en fallait, mais lorsqu’un divorce d’envergure se profilait en Belgique, l’un des conjoints débarquait à coup sûr chez moi.
— L’affaire n’est pas des plus simples, madame. Votre relation avec monsieur Amaury Lapierre est malgré tout assez récente. Étiez-vous domiciliés à la même adresse ?
Elle martela à nouveau le bureau en s’accompagnant du talon, manie qui commençait à m’agacer.
— Non, mais la date du mariage était fixée, les lieux étaient réservés, la liste des invités était prête.
— J’en conviens, madame, mais aux yeux de la justice, vous n’êtes pas mariée.
Elle croisa les bras.
— Ce qui signifie que je n’ai aucun droit ? Nous sommes au vingt et unième siècle, non ? Une femme peut se faire déshonorer dans un pays industrialisé sans qu’elle ait le moindre recours ? C’est ça, la justice ?
J’étais en outre capable d’évaluer en quelques minutes les forces en présence et de soupeser mes chances de réussite.
— Jouons cartes sur table, quelle somme avez-vous en tête ?
La question la désarçonna.
Le droit français en la matière ne m’était pas inconnu. J’avais déjà eu l’occasion de croiser le fer avec mes confrères parisiens. Je connaissais leur propension aux envolées grandiloquentes. À leurs effets de manche, j’opposais une retenue verbale et un pragmatisme de bon aloi.
Une nouvelle croisade dans l’Hexagone n’était pas pour me déplaire.
Elle fit aller sa bouche de gauche à droite.
— Dix millions !
Je tiquai.
— Vous êtes gourmande.
— Huit ?
Atteinte à l’honneur, rupture offensante. L’affaire était délicate, mais jouable.
— Je travaille au pourcentage.
— Je ne descendrai pas en dessous de sept. Vingt pour cent pour vous.
— Trente-cinq.
— Vingt-cinq.
J’esquissai une moue dubitative et laissai le silence accomplir son œuvre.
Il ne fallut pas plus d’une dizaine de secondes pour qu’elle cède.
— Trente, mais j’y perds.
J’inclinai le buste en signe d’acquiescement.
— Bien. Cet aspect étant réglé, penchons-nous sur le dossier.
2
PARFUM DE FEMME
Nous levâmes nos flûtes et les fîmes tinter.
— À votre succès.
— À notre succès.
Elle avala une lampée de champagne et plissa les yeux.
— C’est comment votre petit nom ? Henri, Hector ?
Le serveur remit la bouteille dans le seau à glace et saisit l’occasion pour me lancer une œillade.
— Hugues.
Elle réprima un rire.
— Hugues ? Ce n’est pas un peu vieux jeu ?
— Mes parents sont très snobs.
Le climat s’était réchauffé. La bouteille de Roederer Cristal que nous savourions avait joué une part active dans l’opération. Mon cerveau commençait à s’embrouiller et la diction de Nolwenn devenait pâteuse.
— Pourtant, Tonnon, ce n’est pas très snob.
— Ma mère est née Marie-Thérèse de Bergerhode.
Nous avions d’emblée entamé l’examen du dossier.
Je lui avais posé une série de questions et elle y avait répondu avec précision. Dans ce genre d’affaires, le succès ou l’échec peut dépendre d’un infime détail. Un geste, une parole, une anecdote, une note de restaurant égarée, tout est susceptible d’être exploité.
Durant cette phase exploratoire, j’avais entre autres appris qu’elle s’appelait Gisèle Duplat dans la vraie vie, ce qui, pour tout dire, était moins glamour que Nolwenn Blackwell.
J’avais également pu constater qu’elle était loin de la caricature de ravissante idiote que l’on prête généralement aux représentantes de sa profession. Elle était vive, cultivée et avait le sens de l’humour.
— Hugues de Bergerhode, quelle classe ! En plus, avec vos cheveux noirs et vos yeux bleus, vous êtes plutôt beau gosse.
Je fis une réponse sobre.
— On me le dit quelquefois.
Nous avions travaillé plus de deux heures.
À vingt heures, elle m’avait proposé de faire une pause et d’aller prendre un verre. Comme elle repartait le lendemain pour New York et que mon emploi du temps était fort chargé, je lui avais suggéré de le faire suivre par un dîner léger, ce qui nous permettrait de poursuivre nos échanges et de faire progresser le dossier.
— Vous êtes marié ?
— Je ne l’ai jamais été et ne le serai jamais. Je fais partie des chausseurs bien chaussés.
— Vous êtes contre le mariage ?
— Je suis contre le divorce, ce qui revient au même.
Je l’avais emmenée au Cercle Royal Gaulois dont j’étais un membre assidu.
Enfoui dans le parc de Bruxelles, l’endroit était convivial et discret. Il fallait montrer patte blanche pour y entrer, ce qui était propice à la situation. Je ne tenais pas à apparaître dès le lendemain en couverture d’un quotidien, même si le risque était limité.
À l’inverse des États-Unis, où une banale salle d’audience pouvait revêtir des allures de plateau hollywoodien, la Belgique ne considérait pas la publicité qui entoure les affaires juridiques comme l’expression solennelle de la liberté d’expression. Les choses allaient changer et j’en tirerais certainement profit, mais je n’étais pas encore familiarisé avec les finesses de l’outil.
— Vous êtes gay ?
— Marié ou gay, c’est assez réducteur.
— Ne me dites pas que vous êtes un célibataire endurci.
— Disons que je suis célibataire par conviction.
— C’est ce que disent les vieux garçons maniérés qui vivent dans un milieu aseptisé.
— On peut apprécier l’ordre et la propreté sans être monomaniaque.
Elle prit un air entendu.
— Bien sûr.
Un ange passa, la photo de mon appartement bien rangé glissée entre les ailes.
Le chef de salle intervint à point nommé. Notre table était prête. La fin août était clémente, il nous avait installés dans les jardins.
À l’instar du serveur, il ne se priva pas de m’adresser une moue admirative au passage. La présence de Nolwenn n’était pas passée inaperçue. Certains convives l’avaient reconnue et les commentaires allaient bon train. La majorité des hommes présents avaient les yeux qui sortaient de leur orbite.
Nous laissâmes le dossier de côté et prîmes notre repas en parlant de choses et d’autres.
Elle me parla de son enfance, de ses débuts dans le métier, de la jalousie viscérale dont se nourrissaient ses consœurs et de ses ambitions cinématographiques. Elle ne put s’empêcher de se plaindre des errements de Lapierre et de son addiction au jeu qui lui avait valu de passer de longues soirées en solitaire.
Elle prit également la liberté de me livrer quelques confidences intimes.
— En plus, sur le plan de ce que vous savez, c’était loin d’être Casanova.
— Vous m’en voyez navré.
— Ça vous choque que je vous dise ça ?
— Aucunement, mais l’argument est inutilisable légalement.
— Les lois sont mal faites, on punit le harcèlement sexuel, mais on tolère l’incompétence.
La France avait récemment abrogé le délit de harcèlement sexuel, mais je ne crus pas opportun de m’étendre sur le sujet.
Une bouteille de Médoc nous tint compagnie et nous terminâmes le repas par un cognac millésimé.
Je ne réclamai pas l’addition, la note était portée sur mon compte.
Elle en fut surprise.
— Vous ne payez pas ?
— Ils ont confiance en moi.
Elle parut hésiter.
— À ce propos, Hugues… je peux vous appeler Hugues ?
Je compris par là qu’elle avait une question embarrassante à me poser.
— Officieusement, je vous y autorise.
— Concernant la provision…
Je comptais mettre ce point à l’ordre du jour de notre prochaine rencontre. Dans les affaires de divorce, les revirements de situation sont à ce point légion qu’il est prudent de demander une avance avant d’entreprendre une quelconque démarche active.
— Rien ne presse, vous pouvez me faire un virement.
Elle se pencha en avant et m’invita à en faire autant.
— J’attends une coquette somme d’argent dans les tout prochains jours, mais je n’aimerais pas que ce détail freine votre enthousiasme.
Elle ôta sa montre et la glissa dans ma main.
J’avais eu le temps de l’examiner. C’était une Rolex en or sertie de diamants, outrancière et hors de prix. Son cadeau de fiançailles, à n’en pas douter.
— Prenez-la, en attendant. De toute façon, je la déteste et je comptais la revendre.
Je la glissai dans ma poche.
— Je la tiens à votre disposition, je vous ferai parvenir un reçu dès demain.
— Inutile, je vous fais confiance.
Je sentis les effets de l’alcool lorsque je me levai.
Elle chancela et se retint à mon bras.
— Vous êtes grand, Hugues, vous mesurez combien ?
— 1 m 93, comme Lincoln, De Gaulle et Mandela.
— Ben Laden aussi, si j’ai bonne mémoire.
Elle conserva mon bras et nous traversâmes la salle sous les regards inquisiteurs des membres bien-pensants.
Lorsque nous arrivâmes sur le parking, elle trébucha et prit appui sur moi. Par précaution, je passai une main autour de sa taille pour prévenir un nouveau glissement de terrain.
— Hugues, je ne peux pas conduire dans cet état. Vous voulez bien appeler un taxi ?
Je m’arrêtai net et auscultai le ciel.
Un étrange pressentiment m’assaillit.
J’arrivais à la croisée des chemins et il me fallait prendre une décision. Le choix que j’allais faire risquait de changer le cours de ma vie. J’entrevoyais les conséquences potentielles des différentes options qui m’étaient offertes et identifiai sans peine la plus mauvaise d’entre elles. Pourtant, je savais que c’est cette plus mauvaise décision que j’allais prendre. J’avais assez d’expérience pour savoir ce dont une femme est capable lorsqu’elle est en rupture affective. Qui plus est, si elle a un verre dans le nez.
Je contemplai une nouvelle fois l’astre lunaire.
Il n’était pas trop tard, je pouvais encore me ressaisir et prendre la bonne décision.
Je m’entendis prononcer.
— Je préfère vous raccompagner. À cette heure-ci, vous risqueriez de tomber sur un chauffeur en état d’ébriété.