Выбрать главу

J’étais d’une naïveté consternante.

Je prenais part à un jeu qui me dépassait. Je pensais qu’il leur faudrait des semaines pour me localiser. J’imaginais que je pourrais disparaître de la circulation, que j’aurais le temps suffisant pour mener mon enquête à mon aise et trouver l’assassin de Nolwenn sans qu’ils viennent me mettre des bâtons dans les roues. La technologie assortie de la pugnacité de Witmeur en avait décidé autrement.

Je levai les yeux et scrutai les alentours. Mon avance fondait à vue d’œil. Désormais, ils anticiperaient chacun de mes mouvements.

— Merci, Raoul, je sors du cercle à l’instant.

— Dans ce cas, un bon conseil, dégagez !

Il ne s’était jamais adressé à moi en usant de l’impératif.

— C’est ce que je compte faire. N’hésite pas à me rappeler.

Je raccrochai et pressai le pas.

Savaient-ils à quel hôtel j’étais descendu ? Si oui, comment avaient-ils fait pour le savoir ? Une chose était sûre, ils allaient débarquer d’une minute à l’autre au Cercle Gaillon. Lapierre allait-il respecter l’engagement qu’il avait pris et passer notre rencontre sous silence ?

Quel intérêt aurait-il à le faire ?

Une bouffée de chaleur me monta au visage. Je n’avais aucune chance de leur échapper. Je conservais malgré tout l’avantage qu’ils ignoraient que je savais qu’ils me suivaient à la trace. C’était maigre, mais cela restait un atout.

Je décidai de reprendre le chemin de l’hôtel, sachant que l’on risquait de m’y attendre.

J’avais joué, j’avais perdu.

J’étais fait comme un rat.

Je réfléchis aux options qui se présentaient.

L’alternative raisonnable était de me livrer ou de me laisser arrêter. Le témoignage de Lapierre, s’il acceptait de témoigner, allait dans le sens de ma bonne foi. Je ne fuyais pas, je tentais seulement de prouver mon innocence.

Un moment, l’idée me vint d’anticiper les événements et de téléphoner à Witmeur pour l’informer que je me trouvais à Paris pour mener quelques investigations personnelles. Je prétendrais que je n’avais aucune intention de me soustraire à la justice et que je comptais rentrer le soir même à Bruxelles. Je préciserais que j’avais fait l’aller-retour pour rencontrer Amaury Lapierre et essayer de comprendre ce qui s’était passé.

Je pensai alors à mon téléphone qu’ils avaient à coup sûr récupéré dans la poubelle grâce à leur équipement de pointe. Je songeai également à ma voiture, planquée dans un parking payé à l’avance. Enfin, au nom d’emprunt que j’avais donné à l’hôtel.

Le scénario ne tenait pas la route.

Qu’allais-je devenir ?

Je revis la cellule exiguë, le plateau de nourriture infâme, le regard lubrique des détenus, ma détresse quotidienne derrière les barreaux, les visites de plus en plus espacées de mes parents.

Je passai devant un cybercafé. Je m’étais interdit de lire les journaux ou de surfer sur Internet, mais les événements récents me commandaient de le faire.

J’entrai, m’installai à l’un des postes et entrepris de procéder au tour des quotidiens en ligne. À ma surprise, mon nom n’était mentionné nulle part, ni sur les pages belges ni sur les pages françaises. J’en déduisis qu’ils voulaient me prendre sur le fait. La chasse à l’homme se déroulait en coulisse.

Quelques titres belges annonçaient les obsèques de Nolwenn. Elles auraient lieu le lendemain, dans l’après-midi. L’un d’eux listait le nom des personnalités qui y étaient attendues. Un quotidien évoquait l’enquête en cours sans donner de détails complémentaires.

Les pourparlers en vue de former un futur gouvernement occultaient l’attention des journalistes sur les faits divers.

Un entrefilet dans la Dernière Heure m’inspira une idée.

J’appelai Raoul.

Il décrocha dès la première sonnerie.

— Oui ?

— C’est moi.

— Je sais, maître, le numéro, votre voix.

— J’ai besoin d’une information.

— Je vous écoute.

— La venue de l’agent de Nolwenn est annoncée aux obsèques. Il s’appelle Richard Block, son agence s’appelle Gotha, elle est située à Paris, rue de Sèvres. J’aimerais que tu trouves son adresse privée et que tu regardes où il est pour l’instant.

Il eut un moment d’hésitation.

— La France n’est pas mon domaine de prédilection, mais ça ne devrait pas être classé secret défense, je vais voir ce que je peux faire.

— Rappelle-moi dès que tu as l’information.

Je raccrochai.

Je pris mon agenda et consultai la liste des numéros de téléphone que j’avais recopiés avant mon départ. Dans la foulée, je composai celui d’Albert Moinard.

Physiquement, Albert Moinard ressemblait vaguement à Albert Einstein. Comme le grand homme, il avait les cheveux en bataille, une épaisse moustache et l’air assoupi.

Sa puissance intellectuelle n’était pas aussi élevée que celle de son illustre homonyme, mais il présentait un taux constant d’alcoolémie qui défiait la théorie de la relativité restreinte.

J’avais fait sa connaissance dans des circonstances assez particulières.

Une jeune femme aux nerfs fragiles était venue me trouver pour entamer une procédure de divorce. Son mari, un homme jusque-là droit et attentionné, avait changé du tout au tout dès le lendemain de leur mariage. Il était devenu moins assidu sur le plan sexuel, avait arrêté de travailler et sortait toutes les nuits pour ne rentrer qu’au petit matin dans un état comateux, auréolé de fragrances diverses.

Après une dispute plus âpre que les précédentes, il avait disparu sans demander son reste.

Il ne m’avait fallu que quelques questions anodines pour découvrir qu’il s’agissait d’un mariage de complaisance et que l’homme, une fois sa situation régularisée, était parti vivre sous d’autres cieux ou avait fait venir son épouse officielle et ses vingt-trois enfants en Belgique.

J’avais déposé une demande d’annulation du mariage et proposé de poursuivre l’homme pour abandon de domicile conjugal et abus de confiance en exigeant qu’on lui retire sa nationalité belge. La démarche, hasardeuse, visait avant tout à mettre du baume au cœur de l’épouse meurtrie.

Nous avions alors constaté que l’homme n’existait pas, tout au moins que l’on ne trouvait nulle trace de son passage sur terre avant son mariage.

J’avais mis Sac à main sur l’affaire.

Il avait mené une enquête et remonté une filière de faux papiers qui l’avait mené chez Albert Moinard, un vendeur de photocopieuses de seconde main.

L’homme avait mis au point une combine qui lui permettait de rentabiliser ses heures perdues. Dans un premier temps, il procurait de faux papiers aux candidats à l’immigration. Il leur confectionnait un permis de conduire équatorien, un passeport namibien ou un acte de naissance zoulou en prenant soin de leur attribuer un patronyme dont l’orthographe était proche de leur véritable identité, sauf que les o devenaient des c, les h des b, les i des l, les l des k ou des f.

Peu de temps après leur mariage, les intéressés perdaient inopinément les papiers qu’ils venaient d’obtenir grâce à leur union avec une citoyenne belge. Ils déclaraient aussitôt la perte de ceux-ci et remplissaient une nouvelle demande de carte d’identité.

Pour prouver qu’ils étaient bien la personne qu’ils prétendaient être, ils présentaient d’authentiques pièces d’identité de leur vie antérieure, assorties d’une facture de téléphone ou d’électricité, concoctée par Albert, sur laquelle était reprise l’adresse de leur domicile en Belgique.